Ce conte est proposé en deux versions. La version « comme on l’écrit » est idéale pour une lecture silencieuse ou oralisée de l’histoire, sans jouer les personnages. La version « comme on le dit », facilite une mise en scène.
Dans cet article
Les gens disent toujours : « Mais comment des enfants libres s’adapteront-ils jamais au côté fastidieux de la vie ? » J’espère bien que ces enfants seront les pionniers de l’abolition de ce qui est fastidieux.
Version « comme on l’écrit »
Chapitre 1 - Pratique dangereuse
Il fut un temps où un arbre majestueux produisait des fruits qu’on appelait Lomis. Ils étaient si nourrissants et sucrés qu’une tribu avait décidé de s’installer là, au pied de cet arbre immense, afin de profiter de cette abondance. Toute l’année, il leur procurait l’équivalent d’un panier chaque jour.
Un soir, l’un des plus gros orages qu’on n’eut jamais vu éclata. Les villageois eurent très peur, mais au matin, tout était calme et le soleil resplendissait. Deux hommes décidèrent de monter dans l’arbre pour ramener un panier de Lomis aux villageois. Mais quand ils furent redescendus, ils poussèrent des cris d’effroi qui déchirèrent le silence paisible qui régnait. Tout le village accouru. Les deux hommes, qui étaient à présent au centre d’un attroupement, avaient leurs mains plaquées sur leurs fronts. Le silence fut rétabli par le sorcier du village qui fit irruption.
« Quelle est la raison de ce chahut ? » tonna-t-il.
« C’est notre front ! » dirent de concert les deux hommes.
« Il est devenu étrange ! »
« Étrange ? Comment ça ? Montrez-moi ! » dit le sorcier.
Les deux hommes retirèrent leurs mains de leurs fronts, laissant l’assemblée bouche bée. Puis, le silence laissa place aux explosions de rires face au ridicule de la scène : les visages des deux hommes étaient pourvus d’un troisième œil.
« Ce n’est pas notre faute ! » s’écria l’un des deux hommes.
« C’est arrivé lorsque nous avons cueilli des Lomis ! »
« Ah ? Vous êtes montés dans l’arbre… » reprit le sorcier d’un air songeur, « … intéressant… »
La foule était silencieuse et attendait de savoir où le sorcier voulait en venir. Lasse d’attendre, une femme demanda :
« Pourquoi trouves-tu cela intéressant ? Nous montons dans l’arbre chaque jour depuis des années ! »
Le sorcier laissa planer un silence et prit la parole :
« Mes amis, les dieux nous avertissent. Les Lomis sont devenus mauvais pour nous. En trouvant notre nourriture si facilement, nous nous sommes englués dans notre paresse. J’ai eu une intuition cette nuit lorsque la tempête était au plus fort, et j’en suis maintenant convaincu. Une malédiction a frappé notre récolte, et ceux qui voudront monter dans l’arbre seront désormais punis. Ce matin, ces deux hommes en ont fait l’expérience, mais des choses pires encore pourraient nous arriver… »
Un murmure d’effroi parcourut l’assemblée.
« Peut-être qu’ils sont contagieux ! » lança quelqu’un.
« Nos dieux ne puniraient pas quelqu’un qui ne s’est pas approché des Lomis ! » répondit un autre.
« Tu dois avoir raison. Mais moi, je ne m’approcherai plus de ces deux-là. Ni de cet arbre. Le sorcier a raison, c’est devenu un arbre maudit. »
Un murmure d’approbation suivit ces dernières paroles.
Ce jour-là, un silence lourd planait sur le petit village. Suite à la prophétie, tout le monde avait regagné son chez-soi et l’inquiétude avait gagné le cœur de chacun.
Chapitre 2 - Les pieds sur terre
Les villageois durent donc se mettre au travail. Les jours passants, ils apprirent à cultiver et à chasser. Et alors que les deux hommes avaient perdu leur troisième œil et avaient retrouvé leur apparence habituelle, tout le monde continuait de les éviter. Ils étaient les hommes maudits, les cyclopes.
Le temps passa. Les enfants de cette époque grandirent en entendant sans cesse qu’il était défendu de s’approcher de l’arbre maudit. « Si tu le touches, un œil te poussera sur le front ! » Et aux enfants qui rétorquaient « Mais les hommes maudits n’ont que deux yeux ! », les adultes répondaient fermement « Ne discute pas ! L’œil reste jusqu’à l’âge adulte, mais tu deviendras la risée du village. Veux-tu vraiment devenir un cyclope à ton tour ? Regarde comme ils sont détestés ! » Les enfants effrayés ne rétorquaient rien du tout. Le temps passa encore et les deux hommes avaient quitté la tribu depuis longtemps, lassés d’être craints par tous. Puis, les enfants d’hier élevèrent leurs propres enfants et se plaisaient à narrer un conte, qui, d’année en année, était devenu l’histoire la plus appréciée. Chaque famille le connaissait bien. Il racontait à quel point il était impensable de s’approcher de l’arbre maudit. Des cyclopes descendaient de ses branches les nuits d’orage et rôdaient à la recherche d’enfants paresseux…
Et bien que beaucoup croyait cette histoire sur parole, Kumi, une petite fille astucieuse qui adorait explorer la nature qui l’entourait, n’y croyait pas du tout. L’arbre maudit la fascinait. Il était le seul arbre des environs dans lequel elle n’était jamais montée, et au grand désespoir de sa mère, Kumi [se] questionnait beaucoup à son sujet.
« Kumi, je t’ai déjà dit cent fois qu’il ne fallait pas t’occuper de cet arbre maudit ! »
« Et tu sais que je ne crois pas ce conte. Lorsque le vent souffle fort, les feuilles qui bougent me permettent de voir les branches. Je l’ai regardé des heures entières, mère, et je n’ai jamais vu un seul cyclope. »
« Tu m’agaces. Il ne s’agit pas de ça. Kumi, écoute-moi. Quand tu n’étais pas encore née, une malédiction s’est abattue sur les derniers hommes qui y sont montés, et le prochain qui s’y aventurera subira un sort pire encore… »
Kumi était étonnée, sa mère n’avait jamais parlé de cela.
« De quelle malédiction parles-tu ? » demanda-t-elle. Sa mère savait que Kumi était trop curieuse pour en rester là. Après un soupir, elle se mit à chuchoter :
« Des yeux leur ont poussé sur le corps… »
Kumi fit les yeux ronds, puis dit en riant :
« Bah c’est pas vraiment une malédiction ça ! Ça doit être pratique pour voir tout ce qu’il se passe autour de soi ! »
Sa mère s’emporta et la saisit fermement.
« Ne plaisante pas avec ça ! » rétorqua-t-elle. Puis, prenant conscience de son attitude, elle relâcha son étreinte et continua gravement :
« Tout le monde s’est moqué des hommes maudits, plus personne ne voulait leur parler. Kumi, je t’interdis de t’approcher de cet arbre. Et je t’interdis d’en parler à nouveau. Il est dangereux, un point c’est tout. Les dieux te maudiraient, et personne n’est plus puissant qu’un dieu. »
Kumi repartit déçue. Elle aurait bien aimé en parler plus. Elle se rendit là où elle allait lorsqu’elle était contrariée et qu’elle voulait se changer les idées. Elle se rendit dans la grande forêt.
Chapitre 3 - Escalade clandestine
La grande forêt était dotée d’une nature luxuriante, mais au village, seuls les chasseurs osaient s’y aventurer. On pouvait s’y perdre et de nombreux animaux y rôdaient. Kumi, elle, avait appris à y errer sans crainte. Et alors qu’elle s’y enfonçait plus profondément qu’à son habitude, elle aperçut un arbre idéal pour s’y hisser. Les branches étaient régulièrement espacées et semblaient inviter Kumi à l’escalade. D’un mouvement souple, elle attrapa la plus basse et commença l’ascension jusqu’à atteindre le sommet. Elle y découvrit des fleurs pourvues de majestueux pétales jaunes et violets au cœur desquels se nichait un pistil rouge vif. Quelques gouttes d’un liquide couleur rouge sang perlaient sur ce dernier. Kumi était fascinée par sa découverte. Elle contemplait depuis de longues minutes ces fleurs si belles qui poussaient à même le tronc de l’arbre. Et alors qu’elle allait se saisir de l’une d’entre elles, un craquement à proximité lui fit faire volte-face. Elle se retrouva nez à nez avec un chimpanzé. Apparemment amusé, il regardait Kumi avec un regard plein de malice. Kumi s’adressa à lui :
« Bonjour ! Tu m’as fait peur, j’étais en train de regarder ces drôles de fleurs. En as-tu déjà vu des comme ça ? »
Là, vous vous dites probablement que ça ne sert à rien de parler à un animal. Mais sachez qu’en ces temps-là, les animaux prenaient parfois la peine de répondre lorsqu’ils avaient confiance en l’humain qui leur parlait. Évidemment, ça n’arrive aujourd’hui que très rarement, tous les animaux savent bien que presque toute l’humanité les considère comme inférieurs. En attendant, lorsque Kumi lui parla, ce chimpanzé lui répondit.
« Oui, je connais bien cette fleur. Et tous les chimpanzés de cette forêt la connaissent d’ailleurs. Un jour, l’un des nôtres lui a découvert un pouvoir spécial. »
Sur ces mots, le chimpanzé commença une longue histoire que Kumi écoutait allongée sur la branche. Le singe parlait calmement, ses paroles captivaient Kumi. Elle s’amusait lorsque ce dernier, parfois emporté par son récit, gesticulait pour mimer un de ses semblables.
Kumi avait de nouveau porté son attention sur la plante si belle lorsque le grand singe conclut :
« Et voilà pourquoi nous connaissons si bien cette fleur. J’espère que cela t’aidera à comprendre les problèmes que les hommes ont avec elle. »
Kumi s’étonna :
« Pourquoi dis-tu cela ? Je ne crois pas que la fleur nous pose un problème. D’ailleurs, personne ne vient ici, et les chasseurs ne montent pas aux arbres. Enfin, je ne crois pas. En as-tu déjà vu perchés ici ? »
Kumi détourna son regard de la fleur et vit, surprise, que le chimpanzé n’était plus là. Kumi médita les paroles du singe un long moment avant de se décider à prendre le chemin du village. Mais ne voyant pas où il voulait en venir, elle se dit finalement qu’elle aurait la chance de le revoir et qu’elle le lui demanderait à ce moment-là.
Chapitre 4 - Échappée subversive
Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis cette rencontre, et le printemps avait laissé sa place à un été ardent. Le soleil brûlait les terres, les récoltes dépérissaient, les animaux se réfugiaient au cœur de la forêt sous les feuillages les plus denses. Quelques fruits subsistaient encore dans les branches des arbres les plus profondément enracinés, mais les hommes avaient bien du mal à les atteindre. Le village mourait de faim et certains se préparaient à quitter pour toujours cette terre ensorcelée. Ils maudissaient cet arbre qui narguait les villageois de ses fruits interdit, si gros et si nombreux.
Une nuit, Kumi revit dans ces rêves le chimpanzé qu’elle avait rencontré des mois auparavant. Assise auprès de lui, elle se rendit compte que la situation n’était pas la même que dans son souvenir. Elle n’était plus dans la forêt. Depuis la cime de l’arbre à Lomi, ils contemplaient tous deux le village. Le singe la regarda quelques secondes, puis descendit de l’arbre, aussi délicatement qu’une feuille décrochée par la brise rejoindrait le sol.
Kumi se réveilla perplexe, mais sans sursaut. Elle sortit de son lit, marcha à travers le village avant de le dépasser, et atteignit finalement l’arbre majestueux. Il fallait qu’elle en ait le cœur net. Elle posa sa main sur la première branche et débuta son ascension nocturne.
Chapitre 5 - Désordre inattendu
Il était encore tôt lorsque Kumi sillonna le village tout en clamant follement « J’ai trouvé de la nourriture ! », « Suivez-moi ! », « Venez vite ! » Elle avait patiemment attendu que les villageois fussent bien levés, réveillés comme chaque matin par la chaleur déjà étouffante des premiers rayons du soleil. L’état de désespoir était tel que personne n’osa remettre en doute la parole de Kumi, et tout le monde la suivit même lorsqu’elle prit la direction de l’arbre maudit. Quelques retardataires se hâtaient encore de rejoindre le cercle formé par les villageois lorsque Kumi se mit à parler.
« Je vous ai rassemblés ici, car j’ai découvert que l’arbre n’est pas maudit. »
Aussitôt, une foule de personnes s’exclama.
« Sottises ! », « Tais-toi, pauvre insensée ! », « Elle est devenue folle ! »
Kumi recula d’un pas, la scène lui rappela la réaction de sa mère lorsqu’elle lui avait demandé pourquoi l’arbre était maudit. Mais avant que les villageois ne réalisent ce qu’elle allait faire, elle grimpa avec agilité dans l’arbre et disparut dans ses branches.
Les villageois poussèrent des cris épouvantables. Certains suppliaient Kumi de redescendre alors que d’autres, genoux au sol, tenaient leur tête entre leurs mains. La maman de Kumi était stupéfaite, la mâchoire pendante, le regard perdu. Bien que Kumi fût dans l’arbre depuis un instant, le temps semblait figé pour celles et ceux ancrés dans leur peur et leur croyance qui les enchainaient au sol. Kumi redescendit enfin de l’arbre, le sourire radieux et à son bras un panier remplit de Lomis.
« Par quel miracle ? » s’exclama une villageoise.
Kumi prit immédiatement la parole.
« Vous vous demandez comment j’ai fait pour ne pas être maudite… »
Encore sous le choc, seules quelques personnes hochèrent la tête.
« Eh bien, c’est très simple ! Il suffit de ne pas toucher le jus qui se trouve au cœur de ces fleurs. »
Elle sortit précautionneusement une magnifique fleur jaune et violette de sa poche. En son centre, un pistil rouge vif y trônait. Kumi retourna la fleur et la secoua doucement. Quelques gouttes tombèrent alors, d’un rouge aussi intense que celui du pistil.
« Cette fleur ne pousse qu’en haut des plus grands arbres, je l’ai découverte lors d’une sortie dans la forêt. Mais c’est cette nuit que j’ai réalisé que ces fleurs poussaient également à la cime de l’arbre à Lomis. »
Kumi s’arrêta et regarda les villageois. Tous réfléchissaient, mais leurs pensées étaient toujours embuées par la frayeur qu’ils venaient d’avoir. Kumi reprit son explication :
« Ce jus a le pouvoir de faire pousser un troisième œil ! »
Chapitre 6 - Grimpe libre
Cette annonce provoqua une grande surprise au sein de la foule, mais personne n’avait l’air de réaliser l’étendue de ces révélations. Kumi demanda alors :
« J’aimerais savoir… que s’est-il vraiment passé le jour où les hommes maudits sont montés dans l’arbre ? »
Bref silence. Une femme prit alors la parole.
« Moi, je n’avais pas encore ton âge, mais je crois me souvenir. À l’époque, nous ramassions des Lomis tous les jours, j’en rêve encore parfois. Mais un matin, deux hommes reçurent un troisième œil après leur récolte. Ce sont ceux que l’on appela les “hommes maudits”. Je n’oublierai jamais la nuit avant cet évènement. Un avertissement divin nous avait été envoyé. »
Nombreux approuvèrent sur-le-champ, le malaise regagnait la foule, mais Kumi reprit le fil de la discussion.
« Quel avertissement divin ? »
« Une tempête affreuse ! Le vent sifflait si fort, personne ne dormait ! »
« Oh oui ! Les bourrasques étaient telles que certains toits n’ont pas résisté ! »
« Et les éclairs ! Je n’en ai plus jamais revu de si fantastiques ! »
Et alors que chacun discutait de la tempête avec son voisin, Kumi réfléchissait. Mais maintenant, elle savait. Elle eut bien du mal à reprendre la parole, mais l’attention lui revint à force de gesticulations.
« J’ai trouvé ! » répétait Kumi en souriant.
« Le vent de cette tempête a dû répandre le jus de ces fleurs partout dans l’arbre ! Les deux hommes qui y sont montés le lendemain l’ont forcément touché ! »
Cela paraissait cohérent. La femme qui avait pris la parole un peu plus tôt s’approcha de Kumi, puis de l’arbre. Elle frôla son écorce du bout des doigts, puis, voyant que rien ne se produisait, y posa sa main. Elle se retourna vers les villageois et déclara :
« Je pense que Kumi a raison. Essayons quelque chose : que tout le monde réfléchisse à ce qu’elle vient de dire. Si personne ne trouve une autre explication, c’est que celle de Kumi doit être la bonne. »
Chacun se plongea alors dans ses pensées, mais les regards revinrent rapidement sur Kumi. De toute évidence, personne ne parvenait à remettre cette version de l’histoire en question. La femme s’adressa alors à Kumi :
« Merci Kumi, tu nous as ouvert les yeux aujourd’hui. Nous aurions d’ailleurs dû réfléchir à cette hypothèse dès le jour où ces hommes reçurent leur troisième œil. »
« Vous ne devriez pas me croire juste avec cela. Vous n’avez même pas vérifié si la fleur que je vous ai présentée donnait bien ce troisième œil. »
Un homme prit prudemment la fleur que Kumi avait déposée un peu plus tôt sur le sol. Pistil vers le bas, il la frotta doucement sur la tête de son chien, en lui marmonant une excuse. Et à la stupéfaction générale, le pauvre animal fut instantanément affublé d’un troisième œil. Des murmures montèrent dans la foule et nombreux se rapprochaient de l’arbre, curieux comme ils ne l’avaient pas été depuis des années. D’autres venaient pour enlacer le chien qui semblait tout étonné, et le remercier.
La femme qui était toujours à côté de Kumi, lui lança un regard amical et plein d’excitation. Kumi comprit : toutes deux commencèrent l’escalade de l’arbre qui allait désormais être le symbole d’un bonheur retrouvé.
Version « comme on le dit »
Il fut un temps où un arbre majestueux produisait des Lomis. Les Lomis étaient des fruits si nourrissants et sucrés qu’une tribu avait décidé de s’installer au pied de cet arbre immense, afin de profiter de cette abondance. Toute l’année, il leur procurait l’équivalent d’un panier chaque jour. Un soir, l’un des plus gros orages qu’on n’eut jamais vu éclata. Tout le monde eut très peur, mais au matin, tout était calme et le soleil resplendissait. Deux hommes décidèrent de monter dans l’arbre pour ramener un panier de Lomis aux villageois. Mais quand ils furent redescendus, ils poussèrent des cris d’effroi qui déchirèrent le silence paisible qui régnait. Tout le village accouru. Les deux hommes, qui étaient à présent au centre d’un attroupement, avaient leurs mains plaquées sur leurs fronts. Le silence fut rétabli par le sorcier du village qui fit irruption.
Les deux hommes retirèrent leurs mains de leurs fronts, laissant l’assemblée bouche bée. Puis, le silence laissa place aux explosions de rires face au ridicule de la scène : les visages des deux hommes étaient pourvus d’un troisième œil.
La foule était silencieuse et attendait de savoir où le sorcier voulait en venir.
Un murmure d’approbation suivit ces dernières paroles. Ce jour-là, un silence lourd planait sur le petit village. Suite à la prophétie, tout, l’inquiétude avait gagné le cœur de chacun, et les villageois durent se mettre au travail. Les jours passants, ils apprirent à cultiver et à chasser. Et alors que les deux hommes avaient perdu leur troisième œil et avaient retrouvé leur apparence habituelle, tout le monde continuait de les éviter. Ils étaient les hommes maudits, les cyclopes.
Le temps passa. Les enfants de cette époque grandirent en entendant sans cesse qu’il était défendu de s’approcher de l’arbre maudit, au risque d’hériter d’un œil sur le front. Et aux enfants qui rétorquaient que les soi-disant hommes maudits n’avaient que deux yeux, les adultes répondaient fermement qu’il était inutile de discuter, que le troisième œil resterait jusqu’à l’âge adulte, et qu’en tant que risée du village, ils seraient destestés à leur tour. Les enfants effrayés ne rétorquaient rien du tout.
Le temps passa encore et les deux hommes avaient quitté la tribu depuis longtemps, lassés d’être craints par tous. Puis, les enfants d’hier élevèrent leurs propres enfants et se plaisaient à narrer un conte, qui, d’année en année, était devenu l’histoire la plus appréciée. Chaque famille le connaissait bien. Il racontait à quel point il était impensable de s’approcher de l’arbre maudit. Des cyclopes descendaient de ses branches les nuits d’orage et rôdaient à la recherche d’enfants paresseux…
Et bien que beaucoup croyait cette histoire sur parole, Kumi, une petite fille astucieuse qui adorait explorer la nature qui l’entourait, n’y croyait pas du tout. L’arbre maudit la fascinait. Il était le seul arbre des environs dans lequel elle n’était jamais montée, et au grand désespoir de sa mère, Kumi se questionnait beaucoup à son sujet.
Sa mère savait que Kumi était trop curieuse pour en rester là. Après un soupir, elle se mit à chuchoter :
Kumi repartit déçue. Elle aurait bien aimé en parler plus. Elle se rendit là où elle allait lorsqu’elle était contrariée et qu’elle voulait se changer les idées, dans la grande forêt. La grande forêt était dotée d’une nature luxuriante, mais au village, seuls les chasseurs osaient s’y aventurer. On pouvait s’y perdre et de nombreux animaux y rôdaient. Kumi, elle, avait appris à y errer sans crainte. Et alors qu’elle s’y enfonçait plus profondément qu’à son habitude, elle aperçut un arbre idéal pour s’y hisser. Les branches étaient régulièrement espacées et semblaient inviter Kumi à l’escalade. D’un mouvement souple, elle attrapa la plus basse et commença l’ascension jusqu’à atteindre le sommet. Elle y découvrit des fleurs pourvues de majestueux pétales jaunes et violets au cœur desquels se nichait un pistil rouge vif. Quelques gouttes d’un liquide couleur rouge sang perlaient sur ce dernier. Kumi était fascinée par sa découverte. Elle contemplait depuis de longues minutes ces fleurs si belles qui poussaient à même le tronc de l’arbre. Et alors qu’elle allait se saisir de l’une d’entre elles, un craquement à proximité lui fit faire volte-face. Elle se retrouva nez à nez avec un chimpanzé. Apparemment amusé, il regardait Kumi avec un regard plein de malice.
Là, vous vous dites probablement que ça ne sert à rien de parler à un animal. Mais en ces temps-là, les animaux prenaient parfois la peine de répondre lorsqu’ils avaient confiance en l’humain qui leur parlait. Évidemment, ça n’arrive aujourd’hui que très rarement, tous les animaux savent bien que presque toute l’humanité les considère comme inférieurs. En attendant, lorsque Kumi lui parla, ce chimpanzé lui répondit.
Sur ces mots, le chimpanzé commença une longue histoire que Kumi écoutait allongée sur la branche. Le singe parlait calmement, ses paroles captivaient Kumi. Elle s’amusait lorsque ce dernier, parfois emporté par son récit, gesticulait pour mimer un de ses semblables. Kumi avait de nouveau porté son attention sur la plante si belle lorsque le grand singe conclut :
Kumi détourna son regard de la fleur et vit, surprise, que le chimpanzé n’était plus là. Kumi médita les paroles du singe un long moment avant de se décider à prendre le chemin du village. Mais ne voyant pas où il voulait en venir, elle se dit finalement qu’elle aurait la chance de le revoir et qu’elle le lui demanderait à ce moment-là.
Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis cette rencontre, et le printemps avait laissé sa place à un été ardent. Le soleil brûlait les terres, les récoltes dépérissaient, les animaux se réfugiaient au cœur de la forêt sous les feuillages les plus denses. Quelques fruits subsistaient encore dans les branches des arbres les plus profondément enracinés, mais les hommes avaient bien du mal à les atteindre. Le village mourait de faim et certains se préparaient à quitter pour toujours cette terre ensorcelée. Ils maudissaient cet arbre qui narguait les villageois de ses fruits interdit, si gros et si nombreux.
Une nuit, Kumi revit dans ces rêves le chimpanzé qu’elle avait rencontré des mois auparavant. Assise auprès de lui, elle se rendit compte que la situation n’était pas la même que dans son souvenir. Elle n’était plus dans la forêt, et depuis la cime de l’arbre à Lomi, ils contemplaient tous deux le village. Le singe la regarda quelques secondes, puis descendit de l’arbre, aussi délicatement qu’une feuille décrochée par la brise rejoindrait le sol.
Kumi se réveilla perplexe, mais sans sursaut. Elle sortit de son lit, marcha à travers le village avant de le dépasser, et atteignit finalement l’arbre majestueux. Il fallait qu’elle en ait le cœur net. Elle posa sa main sur la première branche et débuta son ascension nocturne…
Il était encore tôt lorsque Kumi sillonna le village tout en clamant follement qu’elle avait trouvé de la nourriture, et qu’il fallait absolument la suivre. Elle avait attendu patiemment que les villageois fussent bien levés, réveillés comme chaque matin par la chaleur déjà étouffante des premiers rayons du soleil. L’état de désespoir était tel que personne n’osa remettre en doute la parole de Kumi, et tout le monde la suivit même lorsqu’elle prit la direction de l’arbre maudit. Quelques retardataires se hâtaient encore de rejoindre le cercle formé par les villageois lorsque Kumi se mit à parler.
Aussitôt, une foule de personnes s’exclama.
Kumi recula d’un pas, la scène lui rappela la réaction de sa mère lorsqu’elle lui avait demandé pourquoi l’arbre était maudit. Mais avant que les villageois ne réalisent ce qu’elle allait faire, elle grimpa avec agilité dans l’arbre et disparut dans ses branches. Les villageois poussèrent des cris épouvantables. Certains suppliaient Kumi de redescendre alors que d’autres, genoux au sol, tenaient leur tête entre leurs mains. La maman de Kumi était stupéfaite, la mâchoire pendante, le regard perdu. Bien que Kumi fût dans l’arbre depuis un instant, le temps semblait figé pour celles et ceux ancrés dans leur peur et leur croyance qui les enchainaient au sol. Kumi redescendit enfin de l’arbre, le sourire radieux, et à son bras, un panier remplit de Lomis.
Elle sortit précautionneusement une magnifique fleur jaune et violette de sa poche. En son centre, un pistil rouge vif y trônait. Kumi retourna la fleur et la secoua doucement. Quelques gouttes tombèrent alors, d’un rouge aussi intense que celui du pistil.
Kumi s’arrêta et regarda les villageois. Tous réfléchissaient, mais leurs pensées étaient toujours embuées par la frayeur qu’ils venaient d’avoir. Kumi reprit son explication :
Cette annonce provoqua une grande surprise au sein de la foule, mais personne n’avait l’air de réaliser l’étendue de ces révélations.
Nombreux approuvèrent sur-le-champ, le malaise regagnait la foule, mais Kumi reprit le fil de la discussion.
Et alors que chacun discutait de la tempête avec son voisin, Kumi réfléchissait. Mais maintenant, elle savait. Elle eut bien du mal à reprendre la parole, mais l’attention lui revint à force de gesticulations.
Cela paraissait cohérent. La femme qui avait pris la parole un peu plus tôt s’approcha de Kumi, puis de l’arbre. Elle frôla son écorce du bout des doigts, puis, voyant que rien ne se produisait, y posa sa main. Elle se retourna vers les villageois.
Chacun se plongea alors dans ses pensées, mais les regards revinrent rapidement sur Kumi. De toute évidence, personne ne parvenait à remettre cette version de l’histoire en question.
Un homme prit prudemment la fleur que Kumi avait déposée un peu plus tôt sur le sol. Pistil vers le bas, il la frotta doucement sur la tête de son chien, en lui marmonant une excuse. Et à la stupéfaction générale, le pauvre animal fut instantanément affublé d’un troisième œil. Des murmures montèrent dans la foule et nombreux se rapprochaient de l’arbre, curieux comme ils ne l’avaient pas été depuis des années. D’autres venaient pour enlacer le chien qui semblait tout étonné, et le remercier.
La femme, qui était toujours à côté de Kumi, lui lança un regard plein d’excitation. Kumi comprit : toutes deux commencèrent l’escalade de l’arbre qui allait désormais être le symbole d’un bonheur retrouvé.