Marlou et Billy étudient avec leurs amies Lüisette et Anna à l’internat de Hustler. Alors que la magie semble être réservée à certaines personnes, les quatre enfants sont loin de se douter que la découverte d’une simple tige de bois s’apprête à transformer la vision qu’il et elles ont de leur monde.

Dans cet article

La société conviviale reposera sur des contrats sociaux qui garantissent à chacun l’accès le plus large et le plus libre aux outils de la communauté, à la seule condition de ne pas léser l’égale liberté d’accès d’autrui.

Ivan Illich La convivialité (1973)

Chapitre 1 - Une découverte décisive

Il y avait une fois une sœur et un frère ordinaires, qui vivaient parmi des gens ordinaires comme eux. Mais pas seulement, il y avait aussi des gens prodigieux. Tout le monde était plus ou moins magicien, mais certains manifestaient des talents bien plus grands que d’autres pour utiliser la magie. La jeune fille s’appelait Marlou, et son frère s’appelait Billy. Ils étaient nés avec quelques minutes d’écart, et ils avaient désormais atteint l’âge où certains adultes ne les considéraient plus tout à fait comme des enfants. Leurs parents se voyaient assez rarement. Leur mère était une femme rude, mais attentive à être juste avec eux. Quant à leur père, c’était un homme à l’apparence douce, mais il avait toujours semblé à Marlou et Billy qu’il cachait quelque chose de sombre. Sans savoir trop expliquer pourquoi, ils avaient tendance à l’éviter un peu.

Les deux enfants vivaient à l’internat de Hustler, à quelques heures de leur pied-à-terre familial. C’était le début de leur deuxième année là-bas, et l’idée de passer autant de temps dans cet endroit ne les ravissait pas vraiment. Chez eux, nos deux héros avaient pour habitude de partager leur chambre et de discuter à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, mais c’était quelque chose d’impossible ici. Marlou vivait dans une aile de l’édifice réservée pour les filles, et il en était de même pour Billy qui devait dormir avec les garçons. Marlou, comme Billy, n’était pas la seule à être dérangée par cette division, mais il en était ainsi et ce n’était pas demain la veille que ça allait changer. C’est la surveillante qui l’affirmait, et elle-même disait que c’était le directeur de l’établissement qui s’assurait de la bonne éducation de tout ce petit monde.

Le jour de rentrée était un moment assez imposant : tous les enfants se tenaient dans la grande cour bétonnée en attendant que le discours de bienvenue ait lieu. Le brouhaha était impressionnant, mais, comme l’an passé, Marlou et Billy ressentirent une sorte de flottement bizarre dans leur estomac qui les firent taire. Quelques secondes plus tard, les deux cents élèves étaient silencieux et regardaient l’estrade vide. Le directeur approchait à petits pas et affichait un sourire aimable. Il monta.
« Bonjour chers enfants ! Quelle joie de vous retrouver ici pour cette nouvelle année ! Bien sûr, bienvenue aux nouvelles têtes ! »
Le directeur parla longtemps. Puis, avant de conclure, il disparut littéralement. Sa voix résonnait dans la cour comme s’il parlait de toute part.
« Certes, nous vous demanderons d’être rigoureux, mais sachez que la rigueur est le seul moyen pour devenir à votre tour de grands magiciens. Bonne année scolaire à toutes et tous. »
Les enfants restaient bouche bée. Ils avaient toutes et tous déjà vu de la magie, mais disparaître était une prouesse stupéfiante, seuls de grands magiciens qui passaient à la télévision parvenaient à ce genre de performance. L’année d’avant, le directeur s’était contenté d’une explosion de lumière.
Une fois la surprise passée, les filles et les garçons durent rejoindre leurs espaces respectifs afin que tout le monde s’installe.

Quelques jours plus tard, Marlou et ses deux amies profitaient d’un moment tranquille dans leur chambre pour reparler de l’événement. Elles le comparaient avec ce qu’elles avaient déjà vu auparavant, et Lüisette décrivait à quel point ça ne l’impressionnait pas, elle.
« Mon père l’a déjà fait pour mon anniversaire ! Il ne peut pas faire résonner sa voix comme ça, mais il sait disparaître. Et mon oncle sait flotter au-dessus du sol pendant quelques secondes… – Moi, personne dans ma famille n’a montré de grands talents… la coupa Anna. Mon frère Eudes fait jaillir des éclairs de lumière, comme papa, c’est tout.
– Moi c’est encore pire !
dit Marlou. Je ne crois même pas avoir déjà vu ma mère ou mon père faire quoi que ce soit d’impressionnant. Par contre, pour nous faire taire, ça, ils savent faire !
– Tu n’as vraiment pas de chance,
dit en riant Lüisette ! Mais bon, chez moi, il y a des magiciens puissants, mais je n’ai pas trop l’impression que j’ai hérité de ça, j’ai déjà essayé plein de choses, mais rien ne vient… C’est comme si je n’avais pas de magie en moi.
– C’est bizarre quand même ! Et ici, les professeurs nous disent qu’en travaillant dur on trouvera le chemin de la magie par nous-mêmes, mais pourquoi c’est pas possible d’apprendre des sorts avec eux ? L’année dernière, ils nous ont dit que “c’était comme ça”… C’est comme ça ! Rien de plus ! Aaahh c’est si frustraaant !
s’apitoya Marlou.
– Allez, tu sais bien qu’on peut rien y faire, lui dit Anna en s’affalant sur son amie. Mais peut-être qu’un jour tu sauras faire réapparaître nos bandes dessinées que le surveillant nous a fait disparaître l’an dernier en clignant des paupières ?
– Ah n’en reparle pas ! »
s’exclama Lüisette.
Les trois filles parlèrent et rirent encore un moment en prenant la direction de la cour. Elles rencontrèrent Billy qui trainait seul dans un coin.
« Salut Billy, dirent presque en cœur les trois filles.
– Salut.
Billy avait l’air grognon.
– Y’a quelque chose qui te chiffonne ? sonda Marlou.
– Non.
– Menteur ! C’est écrit sur ton visage, je vois bien que tu mens 
! répondit-elle en le secouant doucement. Anna demanda :
– Hier, je t’ai vu te fâcher avec Eudes. Y’a un lien avec mon frère ? Tu peux nous dire, je m’en fiche. »
Anna avait l’air d’avoir fait mouche. Les yeux de Billy le trahissaient et il se décida à parler.
« Y’a pas qu’Eudes. Mais il fait tout le temps des éclairs de lumière dans la chambre. Les garçons se sont moqués de moi parce que je ne sais rien faire, et Moha utilise sa magie pour me gratter les pieds. En plus, Sohan ne sait que faire voler des trucs légers, ça sert à rien !
– Ah quel crétin !
Anna était en colère, elle connaissait mieux que personne la fâcheuse habitude de son frère de vouloir impressionner les autres à tout prix.
– T’inquiète Anna, ça va aller. C’est juste que j’aimerais tant pouvoir être avec vous, au moins de temps en temps ! Mais d’ailleurs, venez, je crois qu’Eudes fait une démonstration en salle d’étude. »

La petite troupe se mit en route rapidement, Anna était toujours furieuse, mais Lüisette savait la calmer en racontant des blagues stupides. Le temps d’arriver en salle d’étude, tout le monde était déjà un peu plus détendu. Il y avait déjà pas mal de personnes rassemblées, et Eudes était effectivement au centre de l’attention : il envoyait des éclairs de lumière de couleurs différentes et tentait de former un arc-en-ciel. Et alors qu’il faisait un geste ample qui concordait avec un nouvel éclair de lumière, il y eut un grand éclat aveuglant et assourdissant, puis toutes les lumières flottantes avaient disparu. Apparemment déçus, les spectateurs partaient tandis qu’Eudes marmonnait que son énergie magique aurait besoin de se reformer et qu’il en avait beaucoup trop fait usage ces derniers jours. Il quitta la pièce d’un pas pressé. Anna et Lüisette le suivirent, mais Marlou resta jusqu’à ce que tout le monde soit sorti. Il lui semblait avoir perçu comme un son de bois qui était tombé au sol lorsque tout s’était arrêté. Apparemment, personne n’y avait prêté attention et Marlou n’avait aucune idée de ce que ça pouvait bien être. Elle prétexta à ses amies qu’elle souhaitait discuter avec son frère. Dès que la salle fut tout à fait vide, Marlou se tourna vers Billy.
« Tu as entendu ce bruit ?
– Quel bruit ?
– Ce bruit au moment où tout s’est arrêté !
– Bah, c’était le « Boom ! » lorsque sa magie a disparu ! »

Marlou haussa les épaules et se mit quand même à examiner le sol dans la pièce. Billy, sans savoir ce qu’elle cherchait, se mit à chercher lui aussi…
« Qu’est-ce qu’on cherche ?
– Je ne sais pas… je cherche… »
lui répondit-elle.
C’est alors qu’elle la vit : une fine baguette en bois d’une quinzaine de centimètres. Billy et elle se penchèrent dessus et Marlou la ramassa.
« C’est quoi ce truc ? » demanda Billy
Marlou ne répondit pas et agita le bout de bois dans tous les sens sans que rien ne se produise. Billy lui l’arracha des mains et fit de même sans qu’aucun résultat n’ait lieu. Marlou avait l’intuition que ce truc appartenait à Eudes. Elle l’examina avec attention, et la tige de bois ne ressemblait pas à une simple branche, elle semblait avoir été sculptée. Elle décida de la mettre dans sa poche en attendant. Billy trouvait sa sœur un peu bizarre, mais il décida de ne rien dire, elle semblait très sérieuse. Fatigué de sa petite nuit, Billy se mit à bailler bruyamment, ce qui eut pour effet de faire bailler Marlou à son tour. Elle s’étira amplement, mais quelque chose d’inhabituel eut lieu : Billy vit des éclats de lumière jaillir des mains de Marlou lorsque ses bras lui passaient au-dessus de la tête.
« Marlou ! Bouge tes bras !
– Quoi ? Pourquoi ? Marlou essuyait ses larmes de bâillement.
– Tu viens de faire de la lumière ! »

Marlou regarda son frère, un peu hébétée. Elle s’empressa de bouger ses bras dans tous les sens, et, sans qu’elle ne puisse expliquer pourquoi, des éclats de lumière jaillissaient de temps de temps de ses mains. À un moment, un flash blanc et or fusa et éclata ! Sous l’effet de la surprise liée à la détonation, tous deux s’enfuirent de la pièce. Ils coururent jusqu’au bout du couloir et se réfugièrent derrière une grande armoire. Billy se tourna vers elle.
« Comment tu as fait ça ? Tu sais faire de la magie toi aussi ?
– Je… Je ne sais pas, je ne pense pas… »

C’est alors qu’une porte du couloir s’ouvrit. Billy et Marlou regardèrent discrètement qui était là. Ils virent Eudes retourner dans la pièce d’où ils s’étaient échappés. Eudes en ressortit, et jeta des regards à droite et à gauche comme pour vérifier si quelqu’un était là, puis s’en alla. Il paraissait vraiment mécontent.
Billy se tourna vers sa sœur.
« Qu’est-ce qu’il est parti faire ? »
Marlou haussa des épaules. Puis, elle sortit la baguette de bois de sa poche et la montra à son frère.
« Je parie qu’il cherchait ça. »

Chapitre 2 - Réunion secrète au port

À peine ces mots prononcés, les deux enfants se sentirent comme propulsés dans un nouveau monde. Il fallait vérifier, bien sûr, mais ils avaient comme l’impression d’avoir compris quelque chose de déterminant et qui allait changer profondément leur vie. Ils étaient bouleversés. Marlou et Billy ne surent que faire et Marlou proposa d’attendre un peu pour avoir les idées plus claires.
« Billy, je vais cacher la baguette derrière mon lit, il y a un jour entre le parquet et le mur. Personne n’aura idée de venir la chercher ici. Je préfère rester discrète et ne pas la garder sur moi, t’imagines si je me mettais à faire de la magie sans le vouloir ? En attendant, essaie d’observer Eudes dans ta chambre ou ailleurs, pour vérifier s’il continue à faire des éclairs de lumière ou s’il n’en fait plus.
– D’accord. Marlou, tu crois vraiment que c’est la baguette qui est responsable de la magie ?
– Je peux pas être sûre Bil’… Mais je suis certaine d’avoir entendu la baguette tomber quand la magie d’Eudes s’est arrêtée. Et comme c’est la première fois de ma vie que je suis capable de faire de la magie, et qu’en plus c’est la magie d’Eudes, c’est trop gros pour ne pas y voir un lien. »

Billy et Marlou se quittèrent après s’être promis de n’en parler à personne pour l’instant, même pas à Lüisette et Anna.

Une semaine passa, et il fut facile pour Billy de voir qu’Eudes ne montrait plus sa magie. Sohan et Moha qui partageaient leur chambre l’avaient même provoqué pour qu’il fasse des éclairs, mais Eudes était resté boudeur et avait expliqué qu’il n’avait pas la tête à ça. Une autre chose avait attiré l’attention de Billy : Eudes avait posté une lettre à son père, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant.

À partir de leur deuxième année, les enfants d’Hustler étaient autorisés à sortir en autonomie jusqu’à la ville portuaire accessible à une dizaine de minutes à pied, c’était une sortie appréciée par beaucoup d’élèves. Marlou décida d’en profiter pour organiser une réunion secrète avec Billy, mais aussi Anna et Lüisette. Pour ne pas croiser d’autres enfants en balade, ils s’étaient orientés vers les anciens quais industriels aujourd’hui à l’abandon, personne n’y allait jamais. Ce jour-là, le bord de mer se blottissait dans un brouillard laineux, où les objets proches et lointains se détachaient difficilement. Cela rajoutait encore une couche de mystère dans l’objet de leur rencontre, mais c’était idéal pour rester discrets. Les quatre enfants s’installèrent sur un petit ponton et parlèrent de tout et de rien, comme si tout le monde évitait soigneusement d’aborder un sujet tabou. Marlou se jeta à l’eau avant son frère…
« Bon, avec Billy on voulait vous parler, les filles, lança-t-elle.
– On vous écoute !
– Ben, c’est… En fait…
Les mots de Billy semblaient être coincés dans sa gorge.
– Oh, Lüisette, Anna ! s’exclama Marlou. Nous avons découvert quelque chose de très important. Anna, je t’aime, j’ai confiance en toi, mais je ne t’en voudrai pas si tu ne sais pas tenir ta langue avec ta famille. Je suis désolée de t’embarquer là-dedans, mais il me semble trop important de t’en parler aussi.
– Tu me fais peur, Marlou. Qu’est-ce que tu veux nous dire ? Tu vas bien ?
– Écoute, oui, je vais bien. Tout va bien. »

Marlou jeta un regard à Billy qui n’avait pas franchement l’air rassuré. Elle sortit la tige de bois de sa poche et la montra à ses amies.
« Anna, tu as déjà vu cet objet ?
– Euh, ce bout de bois ?
– Oui, regarde-le bien.
Marlou lui la tendit et Anna l’observa sous toutes les coutures pendant quelques instants.
– Non, désolé. C’est quoi ?
– Anna, je crois que cette baguette appartient à ton frère. Vous vous rappelez le jour où nous avons vu, en salle d’étude, Eudes faire une démonstration de magie ? Eh bien, au moment où tout s’est arrêté, j’étais certaine d’avoir entendu un bout de bois tomber, c’est pour ça que je suis restée alors que tout le monde sortait. Je l’ai dit à Billy et nous avons trouvé cette baguette proche de l’endroit où Eudes se tenait avant de sortir.
– Et alors ?
demanda Lüisette, un peu perdue.
– Et alors, je l’avais mise dans ma poche sans trop savoir quoi en faire, et j’ai par accident réussi à faire de la magie…
– Oui !
s’écria Billy en la coupant à moitié. Je l’ai vu ! Anna, Marlou a fait la même magie que ton frère et elle a fait de la lumière avec ses mains ! Et depuis qu’on a la baguette, Eudes n’a plus fait de magie alors qu’il en faisait sans arrêt avant !
– Nous pensons,
enchaîna Marlou, que la baguette est la raison de sa magie. Nous croyons qu’avoir une baguette est nécessaire pour faire de la magie… »
À cet instant, c’est comme si le temps s’était suspendu. Une minute peut-être passa dans le silence, avec pour seuls bruits les légers clapotements de l’eau. Billy semblait être le moins tranquille du groupe, ses yeux faisaient des allers-retours entre sa sœur et Anna, comme s’il redoutait un affrontement. Il sentit la main légère de Lüisette se poser sur son épaule. Elle serra affectueusement ses doigts, comme pour lui faire signe que tout allait bien.
« S’il te plait, dit Anna en prenant la main de Marlou, promets-moi que tu ne mens pas.
– Anna, je t’assure que je te dis ce que je pense. Mais je ne peux pas encore être sûre que notre théorie soit vraie à cent pour cent. »

Anna ne relâchait pas la main de son amie, elle réfléchit quelques instants.
« Je te crois, je comprends. En fait, c’est bizarre, mais je me sens un peu soulagée.
– Ah ?
s’exclama Lüisette. Tu sais que je me sens mieux moi aussi ! En fait, j’ai l’impression que ça explique tellement de situations ! Et ça expliquerait pourquoi je ne suis jamais arrivée à faire quoi que ce soit. Anna se tourna vers Lüisette les bras au ciel.
– Oh ! Et ça expliquerait aussi les cours particuliers que papa donne à Eudes !
– Mais Marlou,
poursuivit Lüisette, j’ai besoin d’être sûre. Comment ça marche ? Montre-nous ! Anna hocha la tête en signe d’accord. Marlou souriait.
– Je me doutais que vous voudriez voir ! On va en profiter pour tester à quel point ce qu’on pense est vrai. Lüisette, prends-la, et mets-la dans ta poche. Marlou lui tendit le bout de bois et Lüisette s’exécuta.
– Ok. Et maintenant ?
– Avant toute chose, on est loin de tout ici et le brouillard est épais, donc je pense que nous ne craignons pas grand-chose. Par contre, s’il se passe quoi que ce soit de trop bruyant, on déguerpit ensemble en passant par l’arrière du hangar, on se remet à marcher dès qu’on arrive dans la rue, et on ira s’installer chez Antonia pour boire un jus et jouer aux cartes. »

Les trois autres écoutaient attentivement et haussèrent les épaules en signe d’accord, Marlou était si sérieuse !
« C’est compris. Alors, qu’est-ce que je dois faire ?
– Lève un bras, et essaie de faire comme si tu dessinais une sorte de triangle dans l’air.
– Comme ça ?
– Plus grand ! Mets-toi debout peut-être ? »

Marlou s’était entraînée seule pour identifier quelques gestes qui permettaient d’actionner la magie. Comme elle l’espérait, la magie opéra et de timides éclats lumineux jaillirent des mains de Lüisette. Cette dernière fut stupéfaite, et Anna s’empressa d’essayer à son tour. Elle aussi réussit l’expérience au quatrième essai, puis Marlou reprit la baguette et la rangea.

Ce jour-là, les enfants discutèrent encore plusieurs heures. Le soulagement et la colère s’entremêlaient généreusement, mais les filles et Billy étaient assez réfléchis pour ne pas s’emporter inconsidérément. On leur avait menti toute leur vie, et ils savaient qu’ils allaient devoir faire quelque chose avec cette connaissance-là.

Chapitre 3 - Organisation clandestine

Trois mois étaient passés depuis cette rencontre au port. Depuis, le groupe avait pris l’habitude de s’y rejoindre tous les dimanches afin de faire le point sur leurs avancées. Depuis leur découverte, ils avaient eu plusieurs fois l’occasion de vérifier leur théorie, et les filles s’étaient mises à rassembler des baguettes en secret afin de pouvoir les étudier. Elles en possédaient désormais sept. Elles s’étaient mises d’accord pour ne voler que des baguettes à des inconnus en ville afin de ne pas attirer l’attention au sein de l’école. La dernière avait été dérobée par Lüisette à un promeneur assoupi sur le bord de mer. C’est ce jour-là que Lüisette se rendit compte d’un important détail.
« Vous avez vu les filles ? Lüisette montra à Anna et Marlou une marque à peine perceptible à la base de la baguette. Juste ici, ça ressemble un peu à un logo… Je l’avais déjà remarqué sur les autres baguettes, mais celui-ci est un peu plus lisible. J’ai l’impression que ça représente les lettres “C. D. M.”.
– Ah ouais ? Remontre-moi ?
demanda Marlou. Anna se penchait aussi sur la baguette.
– Je crois que ça veut dire “Confrérie des Magiciens” continua Lüicette. Ou “Confrérie des Mages”, peut-être. Je me rappelle d’un jour où j’étais aux toilettes chez mes parents. J’ai accidentellement entendu papa parler à mon oncle d’une confrérie. Je ne comprenais rien et je n’y faisais pas trop attention, pour tout dire. Mais quand je lui ai demandé, le soir, de m’expliquer ce que c’était, je me souviens très bien qu’il m’a répondu que j’avais dû mal comprendre, et qu’il ne savait pas du tout de quoi je parlais.
– Tu crois ? Mais dans ce cas, ça voudrait dire que c’est une institution qui fabrique les baguettes ?
– Peut-être que c’est à cause d’eux que certains ont droit de les utiliser alors que d’autres ne peuvent pas,
commenta Anna. Ça paraît logique ! Réfléchissez : si je suis un groupe puissant qui peut fabriquer les baguettes et que je veux maîtriser l’usage de la magie, alors je fais en sorte que seules les personnes qui les utilisent savent qu’elles existent, pour que les autres ne puissent pas comprendre d’où vient la magie ! Comme ça, ils peuvent faire peur à plein de monde !
– Oh c’est brillant, Anna ! Mais alors, comment peuvent-ils être sûrs que personne n’en parle ?
demanda Marlou. Genre, si je devais avoir un pouvoir et que ma meilleure amie n’en avait pas, j’aurais trop envie de lui dire !
– Ouais, c’est vrai que c’est trop bizarre…
renchérit Lüisette.
– Bah, Eudes ne me l’a jamais dit alors que je suis sa sœur et qu’on s’entend quand même bien. Je sais pas, peut-être que la Confrérie des Magiciens a le pouvoir de faire taire tous les magiciens qui possèdent une baguette ? Imagine, ils te donnent une baguette contre un sort que tu reçois et qui t’empêche de dévoiler leur existence à quiconque… »
Les trois filles réfléchirent. Tout cela tenait vraiment bien la route. Plus tard, elles apprirent qu’Anna avait eu raison sur toute la ligne, mais cela, elles ne pouvaient pas encore le savoir…

Depuis que Billy avait failli se faire pincer en train d’essayer de voler une baguette en ville, il avait une trop grande peur de se faire prendre pour continuer. Il faisait désormais un travail d’espionnage pour le groupe. Cela s’avérait très utile, car étant dans le dortoir des garçons, il avait de nombreuses occasions pour comprendre les habitudes des porteurs de baguette. Par exemple, Billy avait pu constater que certains garçons portaient une sorte de gaine en cuir au niveau du biceps ou autour de leur torse afin de dissimuler leur baguette sous leurs vêtements.
En peu de temps, Anna, Lüisette, Marlou et Billy avaient fait naître un groupe clandestin. Leur but principal était de donner accès à la magie à celles et ceux qui ne connaissaient pas l’existence des baguettes, mais aussi de trouver des moyens de lutter contre les personnes qui abusaient de leur pouvoir.

Marlou avait proposé de faire un point sur les trois mois écoulés, et voulait trouver le moyen d’accélérer un peu les choses. Elle avait donné rendez-vous à ses amies et Billy un matin, au port. Au loin, la sirène d’un bateau donnait l’impression de donner le signal de départ de leur discussion.
« On va commencer par faire la liste des pouvoirs possibles que nous avons pu observer. C’est évident que nous n’avons pas tout vu, mais nous commençons à en connaître beaucoup.
– Je prends les notes !
dit Billy.
– Bah déjà, on pourrait les séparer en deux catégories non ? proposa Lüisette. On a vu que certains pouvoirs sont visibles, et d’autres plus difficiles à identifier…
– Je suis d’accord, je fais deux colonnes. D’un côté les pouvoirs visibles, et de l’autre… bah, on peut dire invisibles ? Ça va ?
– Ça me convient oui. En visible, déjà, y’a créer de la lumière.
Billy commença à écrire.
– Disparaître et apparaître ailleurs comme l’a fait le directeur en début d’année !
– Il y a le pouvoir de Sohan qui sait faire voler des trucs. Et Moha peut faire mal avec son pouvoir de picotement juste en baragouinant des mots.
– Oui, mais pour le pouvoir de Moha, je le mettrais bien dans la catégorie invisible,
précisa Anna. Si tu ne sais pas que c’est lui, c’est impossible de savoir d’où ça vient. Et surtout, tu peux croire que c’est ton corps qui a un problème.
– Oui elle a raison,
dit Marlou. Et en invisible, y’a encore le directeur qui peut créer le sentiment de ballonnement qui fait taire tout le monde à la rentrée. Et aussi la manière dont sa voix peut résonner dans la tête de tout le monde.
– Ok. Et sinon, la dernière fois chez Antonia, un client avait fait disparaitre son verre et l’avait fait réapparaître sur le plateau du serveur. Donc soit il l’a fait voler en l’invisibilisant, soit il peut téléporter des objets.
– Et je me demande aussi si le surveillant en études n’a pas le pouvoir d’assoupir les gens,
continua Billy. Vous avez remarqué que quand quelqu’un est trop bruyant, il fait toujours la même chose ? Il se déplace jusqu’à la personne et la gronde en lui tenant l’épaule. Et presque à chaque fois, la personne se calme et se met à somnoler sur son bureau quelques minutes après.
– Oh c’est fou ! Si c’est vrai, c’est clairement de l’invisible… Note-le entre parenthèses peut-être ?
– Ok. Je rajoute dans chaque colonne une catégorie pour les pouvoirs incertains.
– Et un peu dans le même genre, je suis sûre que notre prof’ de musique est capable de nous rendre tristes,
continua Marlou. À chaque fois qu’il m’a punie parce que je n’avais pas fait mes exercices, je me suis sentie nulle au point d’en avoir envie de pleurer. Ça ne m’arrive jamais dans d’autres situations.
– Je note. Ah !
Billy avait l’air triomphant tout à coup. Tu te rappelles quand on était petits Marlou ? Papa nous racontait que si on était pas sages, le petit lutin passerait pour nous mettre du poil à gratter dans le nez. Et à chaque fois qu’on contrariait papa, on avait toujours le nez qui nous démangeait !
– Mais oui t’as raison ! Comment n’ai-je pas pu y penser plus tôt ?
– Ah ! Ah ! Comme il est ridicule ce pouvoir,
dit Anna en riant.
– Si c’est vrai, je comprends qu’il n’ait pas voulu te le transmettre Bil’, dit Marlou qui riait aussi. Billy avait l’air un peu plus renfrogné.
– Allez, passons, dit Lüisette qui était un peu gênée pour Billy. Y’a le jardinier de l’école qui fait fleurir les roses. Et on s’était aperçus qu’il y avait peu de magiciennes, mais il y a la directrice adjointe qui peut faire apparaître sur un papier quelques mots de ce que pense quelqu’un en posant sa main sur sa tête. C’est comme ça qu’elle vérifie si les enfants qu’elle convoque ne mentent pas. Plusieurs personnes en ont parlé à l’école, je pense que l’information est sûre. Et ma tante peut aussi mettre en route de la musique ou ouvrir une porte en balançant simplement sa main comme ça. »

La discussion passa et Billy nota tout en détail. Puis, le petit groupe enregistra un témoignage de tout ce qu’ils avaient appris durant ces dernières semaines. Heureusement, Marlou possédait un enregistreur qui transformait la voix : ils ne voulaient surtout pas qu’on puisse les retrouver, car ils ne savaient pas trop à quel point les risques étaient grands pour eux… Marlou avait repéré une radio nommée « La Percée » où de nombreuses femmes commentaient leur rapport à la magie, et elle pensait qu’elles pourraient les aider à rendre publique l’existence des baguettes magiques. Apparemment, elles avaient souvent l’air de se plaindre de ne pas pouvoir utiliser la magie… Et ce jour-là, le petit groupe allait leur envoyer un colis rempli d’espoir. Peut-être allait-il changer le monde et permettre à quiconque de connaître la vérité ?
« Bon, commença Marlou. On a bien tout mis ? On vérifie une dernière fois avant de le fermer.
– Il y a bien mes dessins des baguettes ? Et le dessin du sceau de la Confrérie que j’ai refait ?
– Oui c’est bon. D’ailleurs Billy, on a écrit ça avec. Je te le lis, dis-nous si c’est ok pour toi aussi : “Ce sceau est gravé dans chacune des baguettes que nous avons récupérées. Nous pensons, sans en avoir la preuve, qu’il est la marque d’une institution qui décide de qui peut utiliser la magie : la Confrérie des Magiciens ou la Confrérie des Mages. Nous pensons que c’est elle qui accorde les baguettes à certaines personnes, et qui autorise leur utilisation par ces personnes. Nous pensons aussi que ce sont des hommes, car très peu de femmes sont magiciennes. Nous ne savons rien d’autre pour le moment”.
– Ça me semble bien, oui,
répondit Billy.
– La clé de l’enregistrement est bien dedans ?
– Oui oui c’est bon ! »

Marlou précisa sur un petit mot qu’elle aimerait que l’emballage soit détruit dès réception du colis, afin qu’il ne soit pas possible de les retrouver. Elle le glissa dans le paquet et scella ce dernier. Marlou fila seule au bureau de poste afin de déposer son paquet. Elle rejoignit ensuite Billy et ses amies dans un petit coin de parc où elles avaient l’habitude de se rendre pour se détendre. Personne d’autre n’était là, Marlou s’assit.
« Il serait peut-être temps que l’on se donne un nom de groupe, non ? » lâcha-t-elle gaiement.
Anna proposa un nom que les trois autres aimèrent beaucoup. Leur petit groupe allait désormais porter le nom de Libérer la Magie. Sans en réaliser l’importance, la première organisation de résistante contre la Confrérie naissait ce soir-là.

Chapitre 4 - Un monde en mutation

Les quatre enfants se retrouvaient de temps en temps pour se sonder : chacun et chacune guettait le moment où leur découverte serait dévoilée au grand jour. Ils angoissaient souvent en imaginant leur colis intercepté ou perdu. Ou pire encore, ils se demandaient ce qui se passerait dans le cas où la radio La Percée essaierait de protéger l’institution magique. En tout cas, rien d’inhabituel ne se produisit la première semaine après l’envoi du paquet, et il en fut de même la deuxième semaine.
Puis, ce fut comme si un marteau avait frappé le monde, soulevant ainsi une déferlante d’indignations et de contestations. Les destinataires du colis avaient fait très bon usage du contenu, et l’annonce publique avait déclenché de vives émotions. Avant même de l’annoncer à la radio, elles avaient reproduit les dessins et schémas de Lüisette sur d’immenses affiches, qui avaient été exposées partout dans la capitale pendant la nuit. Dès l’aube, l’enregistrement qu’avait fait Billy avait été diffusé en boucle. Très vite, ce dernier fut partagé des milliers de fois et de multiples manières. Des enfants aux personnes âgées, tout le monde en parlait, c’était un véritable coup de tonnerre. Un appel aux magiciens et magiciennes avait très vite été lancé afin qu’ils témoignent de l’exactitude de cette théorie s’ils en avaient la possibilité. Comme personne à La Percée ne savait si c’était risqué pour des magiciens de dévoiler la vérité, elles leur avaient assuré que l’anonymat serait préservé. Mais Anna avait eu raison lors de la discussion au port, et c’était bien impossible pour les magiciens et magiciennes de dévoiler leur secret. Salma, une magicienne d’une quarantaine d’années, transgressa toutefois la règle. Salma était une petite femme avec des cheveux noirs et hirsutes qui lui donnaient une allure impressionnante. C’est avec une fière allure qu’elle débarqua au studio de radio, moins de deux heures après l’annonce.
« Je suis là pour vous aider, dit-elle. Écoutez, je vais vous dire quoi faire, il ne faudra pas louper vos prises.
– Et pouvez-vous au moins vous présenter ?
répondit la personne de l’accueil.
– Je m’appelle Salma, je viens pour témoigner. Je ne peux pas vous dire immédiatement ce que je veux vous dévoiler. Je ne suis pas sûre que vous ayez deux fois cette chance. Je reste dans le hall si vous voulez, mais allez chercher vos chroniqueuses et ramenez une caméra et un micro. »
Un peu abasourdie, son interlocutrice s’exécuta. Quelques minutes plus tard, Salma était au centre de l’attention, entourée par une demi-douzaine de personnes qui ne savaient pas à quoi s’attendre, mais qui enregistraient désormais tous ses faits et gestes. Salma s’éclaircit la gorge…
« Moi Salma Aslam, magicienne de la Confrérie depuis plus de vingt ans, déclare haut et fort que la magie existe malgré la punition qui va s’abattre sur moi. Je déclare que la ma…magie est utilisée pour manipuler des personnes et qu’il… qu’il est nécessaire de poss…posséder une ba…ba…guette pour la mai…triser. Salma brandit sa baguette haut devant elle. Celle-ci était en train de noircir, tandis que Salma continuait son discours. Mer…mer..ci d’avoir dé…voiler ce se…secret, je…je suis av…av…avec…vous ».
Encore quelques secondes passèrent et sa baguette n’était plus que cendres éparpillées au sol. Salma semblait exténuée. Le personnel de La Percée était surexcité et se pressait déjà sur elle pour lui poser une tonne de questions, mais cette dernière perdit connaissance. Lorsqu’elle se réveilla quelques minutes plus tard, Salma n’avait pas été punie seulement par la disparition de sa baguette, elle était carrément devenue muette.

Ce témoignage eut un écho exceptionnel. Dans l’heure, Salma était devenue une icône dans le pays. Et bien qu’elle fut la seule personne magicienne à accepter une telle punition pour dévoiler le secret, de nombreuses autres personnes s’étaient laissées fouiller par leurs proches qui avaient témoigné pour elles et eux. Des dizaines de personnes avaient envoyé des photos ou vidéos sur les réseaux publics, présentant des baguettes trouvées, et beaucoup témoignaient de la présence du marquage « C.D.M. ». Toute cette nuée d’informations s’était propagée trop vite pour que la Confrérie puisse étouffer l’affaire. Ainsi, après des décennies d’existence secrète, la Confrérie avait été dévoilée au public en seulement quelques heures. Sans même espérer un tel résultat, le petit groupe d’enfants avait provoqué le commencement de la plus grande période d’instabilité que l’histoire du monde magique n’ait jamais connu.

La Confrérie avait répondu dans l’après-midi, via un communiqué public qui avait divisé l’opinion du peuple magicien et non magicien.
« La Confrérie des Magiciens existe bel et bien, et nous déplorons que l’information liée à notre existence ait fuitée. Nous ne chercherons pas à punir les personnes qui ont dévoilé notre existence, et nous levons par ailleurs la sanction de mutisme et de destruction de baguette à tous les magiciens et magiciennes. Nous affirmons qu’il vous est désormais possible de parler de vos capacités magiques à quiconque. Toutefois, nous avons tu notre existence jusqu’à présent dans le but de protéger la population non magique. La magie est une science difficile à maîtriser, et c’est une folie que de la rendre accessible à n’importe qui. Nous déclarons avec force que nous ne regrettons pas les choix que nous avons faits précédemment, et nous appréhendons l’entrée dans cette nouvelle époque. Sachez enfin que les fluides d’énergie magique ne sont pas inépuisables, que les utiliser à trop grande ampleur nous conduira sans doute à une crise sans précédent. Malgré cette situation d’urgence, nous avons d’ores et déjà établi un contrat avec le gouvernement non magique afin de réguler la circulation des baguettes. Seule la Confrérie aura autorité à fabriquer et distribuer les baguettes. Enfin, nous suspendons tout enseignement magique jusqu’à nouvel ordre. »

Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis ce jour sans précédent, et le petit groupe Libérer la Magie s’était officiellement installé dans un local que Salma leur avait légué. L’ex-magicienne fréquentait La Percée depuis sa déclaration filmée, et une dizaine de jours après celle-ci, la radio avait reçu une lettre qui lui était destinée. Cette dernière était signée par l’organisation Libérer la Magie, et elle lui donnait rendez-vous à Hustler, à 10 h chez Antonia le vendredi suivant. Bien sûr, Salma n’aurait manqué cela pour rien au monde, et elle se mit en route pour Hustler trois jours avant le rendez-vous afin de se plonger dans cette ville qu’elle ne connaissait pas. C’est ainsi que fut permise sa première rencontre avec Lüisette, Anna, Billy et Marlou. Elle ne fut presque pas surprise lorsqu’elle s’aperçut qu’elle avait affaire à des enfants. Au contraire, elle sembla encore plus emballée ! Bien que les effets de sa punition avaient été définitifs, leur échange avait été fluide, Salma avait pris l’habitude de communiquer autrement. Tantôt les enfants posaient des questions auxquelles Salma prenait le soin de répondre sur papier avec détails, tantôt Salma écrivait ses questions pour étancher sa soif de curiosité. Ravie d’être aux côtés du groupe qui avait permis la divulgation du secret de la Confrérie, Salma avait joyeusement proposé de leur fournir un lieu et une sécurité financière pour qu’ils puissent continuer leur combat. Les enfants avaient accepté rapidement, et ils quittèrent l’école quelques semaines plus tard sans attendre la moindre permission de leurs familles. Tous les quatre s’étaient mis d’accord pour leur écrire une lettre commune. Il et elles expliquaient comment leur situation avait changé, comme cela avait été désagréable de se rendre compte que de nombreux amis de l’école n’allaient plus dans leurs soi-disant options « Droit », « 3e langue » ou autres… qui étaient en réalité des enseignements magiques. Et puisque rien ne leur était proposé pour apprendre la magie, et qu’environ la moitié des élèves ne venait même plus en classe et restait en famille, l’école était désormais un frein pour les trois filles et Billy. Leur décision était prise et les enfants faisaient leurs adieux à leurs parents. La lettre se terminait ainsi :

« Nous voici désormais sur le départ, et nous avons hâte de cette nouvelle vie. Nous reviendrons vous voir une fois que la société nous considérera comme adultes, vous comprenez bien que le risque est trop grand pour nous d’ici là.
Si vous vous demandez si nous vous pardonnons vos potentiels mensonges passés, alors la réponse est oui. Nous avons vu ce qu’il s’est passé pour Salma et nous comprenons que vous ne nous ayez rien dit à propos de la magie. Peut-être même que des secrets sont tombés entre vous. Nous espérons que vous saurez vous pardonner et continuer à vous aimer si c’est le cas.
Tendrement,
Anna, Lüisette, Marlou et Billy.

PS (Anna) : Maman, Papa, dites à Eudes que c’est nous qui détenons sa baguette. Il l’a perdue le jour où il a voulu impressionner toute l’école en salle d’études. Qu’il ne s’inquiète pas, nous en prenons soin pour lui. »

Cette décision n’avait pas été facile, mais la tristesse liée à cette dernière était désormais un souvenir. Confortablement enfoncée dans un canapé miteux de leur local, Anna étudiait avec grand intérêt une fine baguette sculptée dans un bois presque noir. La pluie tambourinait sur les carreaux de la fenêtre recouverte de post-its. Entre les papiers, on apercevait une percée dans le ciel orageux dans laquelle s’engouffraient quelques rayons du soleil. Lüisette, qui observait le ciel avec une grande concentration, se détourna de la fenêtre et souffla un mot à Billy. Tous deux se dirigèrent vers l’armoire à baguettes. Comme Lüisette, il en glissa une dans sa poche, puis se concentra et fit une série de gestes précis qui soulevèrent d’impressionnantes volutes. Billy resta concentré et dirigea les nuages artificiels jusqu’à ce qu’ils recouvrent totalement le plafond de la pièce. Lüisette fit alors une première série de gestes qui lui permirent de générer quelques éclairs. Les détonations attirèrent l’attention de Marlou, qui arrêta de raboter un morceau de bois d’ébène dans l’atelier, et entra dans la pièce. À cet instant, Lüisette fit un nouveau geste qui fit jaillir une lumière orangée à travers un trou que Billy venait juste de former. La lumière du soleil, qui frappait désormais la vitre et qui se mélangeait avec la lumière magique, donnaient un fabuleux spectacle. Puis, Lüisette et Billy se déconcentrèrent et la magie se dissipa, comme si les volutes n’avaient été qu’un rêve pour un instant. Il y eut une pause, un silence. Puis Anna et Marlou applaudirent gaiement. Billy et Lüisette rejoignirent Anna dans les canapés, et Marlou mit de l’eau à chauffer. Le soleil qui déclinait vers l’horizon était désormais passé au-dessous des épais nuages, et Anna, aveuglée par les rayons colorés, essayait de trouver la bonne position pour que les post-its lui fassent de l’ombre au niveau des yeux.
« Vos progrès à tous les deux sont incroyables, dit-elle, enthousiaste.
– C’est parce qu’on s’entraîne tout le temps, répondit Lüisette. Tu pourrais aussi le faire, Anna, on peut t’aider !
– Oh, ça ne m’intéresse pas trop tu sais… je crois que je préfère les fabriquer.
– D’ailleurs, tu peux me passer la baguette que t’as dans les mains ?
Marlou parlait tout en posant les tasses de thé chaudes sur la table. J’en aurai besoin pour terminer sa reproduction tout à l’heure, j’approche de sa forme finale.
– Tu crois que tu arriveras à faire une baguette qui fonctionnera du premier coup cette fois ?
demanda Anna en lui tendant le bout de bois sculpté.
– J’espère ! Il nous a fallu seulement deux essais pour reproduire correctement la baguette de chêne qu’on nous avait apportée la semaine passée. Et puis, je recommencerai si ça ne marche pas… ce n’est pas très grave. »

Depuis le communiqué de l’institution magique, une division forte s’était imposée partout en société. D’un côté, une majorité de puissants magiciens ainsi que de nombreuses personnes apeurées par l’existence de la magie militaient pour que la magie soit, comme avant, réservée à des personnes privilégiées qui sauraient en faire bon usage. Et de l’autre côté, le groupe d’enfants s’était aperçu que de l’autre côté, de nombreuses personnes magiciennes n’étaient pas dérangées à l’idée que tout le monde puisse accéder à la magie, et accepteraient même d’en limiter leur usage pour que tout le monde puisse s’en servir. Certaines d’entre elles avaient même consenti à les soutenir dans la constitution de leur atelier clandestin, notamment en leur fournissant du matériel de la Confrérie (baguettes, harnais, gants, livres, etc.).

Salma entra avec fracas, interrompant la contemplation silencieuse de Marlou sur la baguette. Billy, qui avait sursauté, essuyait d’un revers de manche le thé qu’il s’était renversé sur la cuisse. Elle accourut vers le petit groupe et écrivit déjà sur son tableau de paroles :
« La Conférie n’est qu’un amas d’idiots ! Ils ont annoncé qu’ils stoppaient définitivement tout enseignement magique dans les écoles mixtes. À partir de la rentrée prochaine, cinq premières écoles magiques ouvriront leurs portes sur le territoire. D’ailleurs, Hustler en deviendra une. Ces écoles seront payantes, et seule l’acquisition d’un diplôme permettra à quelqu’un l’obtention d’une baguette magique. »
Marlou haussa les sourcils.
« Ben quoi ? Ça ne vous inquiète pas vous ? Salma paraissait scandalisée.
– Bien sûr que si… la rassura Anna.­ On est déjà au courant de l’info’, et on en a déjà pas mal discuté. Les yeux interrogateurs de Salma posèrent sa question sans qu’elle n’eût besoin de l’écrire. Lüisette coupa le silence.
– Sais-tu qu’ils ont oublié quelque chose ? Salma fit un signe d’incompréhension. Eh bien, ils ont oublié de prendre en compte la force de leurs adversaires.
– …
– Tu m’as très bien comprise, Salma. Je parle bien de nous et de notre force. Crois-moi, on va faire le nécessaire contre ce que la Confrérie prépare. Ils vont nous entendre, comme toutes les personnes qui auront accès à nos baguettes !
– Oh oui !
cria Anna en guise de soutien. On se débrouille de mieux en mieux avec Marlou pour les fabriquer, et Lüisette et Billy savent déjà très bien utiliser la magie… Salma, on va proposer des ateliers pour que n’importe qui puisse apprendre et nous aider.
– Je crois sincèrement,
confia Lüisette, que nous allons entrer dans une période difficile. Mais nous nous sommes préparés, Salma. Et il nous reste trois mois avant la rentrée… on a le temps de préparer une action en béton. »

Salma avait un sourire grand jusqu’aux oreilles, mais une larme coulait sur sa joue. Elle s’assit auprès d’eux et se servit une tasse de thé.
« Les intentions, écrivit-elle, ne sont que de la poudre aux yeux si elles se basent sur des illusions. J’espère que tu dis vrai. Elle arrêta quelques secondes son marqueur avant de reprendre. J’ai peur pour vous… mais je vous fais confiance. »

Chapitre 5 - Infiltration risquée

Laissée seule à la table du petit déjeuner, Lüisette examinait attentivement la baguette qu’avait terminée Anna quelques semaines plus tôt. Une partie d’elle était effrayée par cette tige de bois, qu’elle savait si puissante.
« Qu’est-ce que je vais faire de toi ? J’étais incapable de produire la moindre étincelle il y a moins d’un an, et tu me permets maintenant de faire oublier la magie à n’importe qui… »

Lüisette semblait préoccupée. Détenir un si grand pouvoir sur les autres ne la mettait pas à l’aise, mais elle savait que c’était un moyen nécessaire pour rivaliser avec les pouvoirs de la Confrérie. Personne n’était dupe quant à la force de l’adversaire dans leur groupe, et Salma leur avait d’ailleurs longuement décrit le panel des sorts qu’elle avait vu. Les livres étaient également une mine d’informations à ce sujet. Lüisette se leva, déposa sa tasse dans l’évier déjà rempli d’eau savonneuse, et glissa la baguette dans une gaine cachée sous la manche de son pull-over. Elle rejoignit ensuite l’atelier pour récupérer une seconde baguette qu’elle glissa sous son autre manche.
« L’amnésie et l’implosion… J’aurais vraiment besoin de ça ? Vraiment ? »
Lüisette serra les dents lorsqu’elle sortit du local, une casquette vissée sur la tête. Il restait deux semaines avant la rentrée. Excepté quelques manifestations qui s’étaient rapidement essoufflées, aucun signe important de résistance face à la décision de la Confrérie n’avait été perçu. Mais aujourd’hui, Libérer la Magie avait décidé d’officialiser leur existence. C’était un gros coup et leur but était d’ébranler considérablement la Confrérie. Pour maximiser les chances de réussite, le groupe avait décidé d’agir pendant la période creuse, trois semaines avant la rentrée magique annoncée. Tous les ans à cette période, la majorité des cadres magiciens et magiciennes ne travaillaient pas, et n’étaient donc pas présents au siège de la Confrérie magique.

Au-dehors, la nuit laissait lentement place au jour. Les épais cumulus rappelaient à Lüisette les moments où elle s’amusait avec Billy à recouvrir le plafond du local d’un épais ciel nuageux. Elle marchait vite et se repassait en boucle le plan élaboré depuis déjà un mois. Alors qu’elle approchait du siège de la Confrérie, elle surprit un regard insistant dirigé sur elle. Elle se demanda si elle devenait parano ou si cet homme représentait une potentielle menace pour elle. Comme il était à deux pas, elle l’aborda malgré son cœur qui battait la chamade.
« On se connait ?
– Il me semble bien. N’êtes-vous pas la jeune fille qui passe régulièrement acheter des essences de bois rares dans ma boutique du 18e ?
– Oh, pardon ! Je ne vous avais pas reconnu, je pensais à autre chose. C’est bien moi, oui !
– Comment allez-vous ? Vous êtes bien loin de votre quartier, que faites-vous dans les parages ?
– Je file chez une amie qui m’apprend à jouer du piano. Apprendre la musique me fait du bien lorsque je me lasse de la sculpture. Il faudrait d’ailleurs que je vous montre mes dernières créations, vos bois sont si agréables à travailler. Si elles vous plaisent, je pourrais même vous en laisser quelques-unes pour décorer votre boutique ?
– Oh, ça me plairait beaucoup. Comment puis-je les voir ? Devrais-je venir chez vous ?
– Oh non, ne vous embêtez pas, je vous en apporterai lors de mes prochains achats. Mais je dois y aller maintenant, j’étais déjà en retard. Au revoir !
– Au revoir ! Bonne journée à vous ! »

Lüisette avait su répondre sans sourciller. Elle avait préparé une série de mensonges en anticipation de ce genre de situation, et elle se sentit fière d’avoir si spontanément évoqué sa visite chez son amie qui, bien évidemment, n’existait pas. Mais concernant la sculpture, tout était vrai. Pour se protéger de la curiosité des gens, ou en cas de visites impromptues à l’atelier, Salma avait eu l’idée de faire passer le local de Libérer la Magie pour un atelier d’art. C’est principalement elle qui sculptait, mais les enfants s’y adonnaient parfois, et ils se débrouillaient plutôt bien. Salma vendait régulièrement ses créations, ce qui était très utile pour que le groupe puisse vivre un peu mieux qu’avec l’unique salaire qu’elle touchait à la radio La Percée.

Lüisette montait avec assurance les marches devant l’entrée du siège de la Confrérie. Elle n’avait désormais plus sa casquette, laissée à Billy qui l’avait attendue à l’angle de la rue. Elle passa sans problème une première rangée d’hommes qui étaient plantés là pour assurer la sécurité du bâtiment. Une jeune fille comme elle, qui paraissait être une grande adolescente ou une jeune adulte, n’était à priori pas trop suspecte. Lüisette lança un bonjour prompt et adroit en entrant, puis disparut dans le hall d’entrée. Billy, qui l’observait de loin, mis immédiatement la casquette sur sa tête : c’était le signe pour Anna, Marlou et Salma que Lüisette avait pénétré avec succès à l’intérieur de la Confrérie. Lüisette, approchait du comptoir de l’accueil, mais elle tourna à droite pour se diriger droit aux toilettes destinées aux visiteurs et visiteuses. Une fois à l’intérieur, elle s’assura qu’aucune autre personne ne soit présente, puis elle s’enferma dans une des cabines qui faisaient face aux éviers. Elle toqua ensuite doucement au mur deux fois, fit une pause, puis toqua une troisième fois. Le stress baissa d’un cran lorsqu’une dizaine de secondes plus tard, Lüisette entendit la réponse. De l’autre côté du mur, Kahil frappa une première fois, fit une pause, puis frappa quatre fois d’affilée.

Kahil était un magicien d’une cinquantaine d’années et un ami de Salma. Depuis qu’elle avait été filmée à La Percée en dévoilant l’existence de la magie, toutes et tous ses collègues de la Confrérie avait rompu leurs liens avec l’ex-magicienne de peur qu’ils et elles puissent être associés aux actes qu’elle avait commis. Kahil avait suivi le mouvement publiquement, mais il avait continué de côtoyer Salma en cachette. Ce dernier avait rencontré le groupe d’enfants peu de temps après la réforme de l’enseignement de la Confrérie. Salma lui avait partagé sa colère face aux décisions de l’institution magique, et, ayant totalement confiance en son ami, elle lui avait évoqué l’existence du groupe d’enfants. Ce dernier avait été très enthousiaste à l’idée de les rencontrer, et il avait rapidement rejoint leurs rangs dans l’ombre de son travail. Le groupe Libérer la Magie avait donc eu un renfort d’importance, d’autant plus que Kahil était un inspecteur reconnu dans les rangs de la Confrérie. Il avait accès aux archives pour les besoins de son travail, et avait pu fournir au groupe des copies des plans du siège de l’institution, des connaissances quant aux moyens de se protéger des sorts, et bien d’autres choses encore.

Au-dehors, Salma s’activa. Depuis qu’elle avait trahi le secret magique, elle n’était pas apparue une seule fois à l’institution. Ainsi, voilà presque une année qu’elle n’avait pas monté ces marches. Après un bref sursaut, les gardiens se positionnèrent immédiatement face à elle afin de lui en interdire l’entrée.
« Salma ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu n’en as pas fait assez ? »
Salma écrivit :
« Laissez-moi entrer, je ne suis pas là pour causer des problèmes. Un peu incrédules, les gardiens se regardèrent un instant avant de désapprouver d’un signe de tête.
– On ne peut pas faire ça, Salma. Arrête donc ton cinéma, va-t’en ! »
Salma reprit son carnet :
« Messieurs, de quoi avez-vous peur ? Je n’ai plus de pouvoirs. Je suis muette. La Confrérie a-t-elle donc si peur de moi ? »
À cet instant, Anna qui passait avec un sac de courses en bas du bâtiment s’exclama.
« Mais c’est Salma ! C’est la magicienne de la radio ! »
Elle monta quatre à quatre les marches et se précipita sur elle.
« Oh signez-moi un autographe s’il vous plait ! Merci pour ce que vous avez fait pour nous ! »
Déjà Billy s’empressait de rejoindre la scène, à fond dans son personnage.
« Oh moi aussi ! Salma ! Vous avez été si courageuse ! »
Les gardiens ne savaient pas comment réagir. Ils voyaient bien qu’ils n’avaient plus autorité sur ce qui se passait, et ils tentaient vainement d’écarter le petit groupe qui commençait à faire décidément trop de bruit. Mais Salma avait vu plus gros, et c’était tout un groupe de personnes proches de La Percée qui avait été mis dans le coup. En quelques minutes, un rassemblement d’une vingtaine de complices arrivant progressivement avait provoqué un attroupement bien plus important. Les passantes et passants s’arrêtaient pour voir ce qui se passait, et Salma était désormais au centre d’un attroupant important. Les gardiens continuaient d’essayer de disperser la foule. En vain.

En entendant l’agitation qui montait dans le hall de la Confrérie à cause de l’arrivée de Salma, Lüisette frappa deux fois sur le mur, puis ressortit des toilettes. Elle se dirigea droit vers l’accueil qui lui interdisait pour le moment toute entrée dans le bâtiment.
« Puis-je vous aider, madame ? demanda la réceptionniste, plutôt préoccupée par la scène qui se déroulait à l’entrée.
– J’ai un rendez-vous avec Mr Kurt ce matin. Je suis un peu en retard, il m’att…
– Oh, bonjour Mila,
lança Kahil à Lüisette en la coupant. Je ne t’attendais plus ! »
Kahil était arrivé par derrière la réceptionniste, qui essaya de cacher sa surprise tant bien que mal. Kahil s’approcha du comptoir, fit un salut de la main à Lüisette, puis regarda d’un air interrogateur à l’extérieur avant de questionner la réceptionniste.
« Que se passe-t-il dehors ?
– Je n’en ai aucune idée, Kahil.
– Bizarre, on n’a pas vu d’agitation ici depuis un bon moment. N’hésite pas à m’appeler s’il y a un problème, ok ?
– Ça devrait aller, mais j’y penserai.
– Mila, je t’ouvre, assura Kahil. Nous sommes attendus. Suis-moi. »

Lüisette acquiesça d’un signe de tête. Une fois les portes d’accès ouvertes, elle passa de l’autre côté du comptoir. La réceptionniste avait déjà reporté son attention sur l’agitation qui avait lieu devant l’entrée. Leur stratégie avait fonctionné comme prévu jusqu’à maintenant, et Lüisette progressait maintenant au sein du bâtiment le plus important de la Confrérie.

À l’extérieur, l’évènement prenait de l’ampleur. Un gardien, excédé par la situation, lança un sort d’immobilisation temporaire qui toucha une dizaine de personnes devant lui. Ça dégénérait, mais les enfants et tous les autres s’étaient préparés à ça et ils s’y attendaient. Ils n’allaient pas se laisser faire, et Billy répliqua grâce à un sort d’étourdissement, qui mit à terre un garde à proximité.
« Il y a des magiciens parmi eux ! Nous subissons une attaque ! » hurla un gardien.
L’alerte eut un effet immédiat. Un grand homme mince apparut derrière eux. Il fit un geste bref, et Salma s’effondra au sol, provoquant un silence assourdissant. Bien entendu, une reportrice de La Percée filmait tout d’un peu plus loin, et d’autres journalistes complices de l’événement portaient sur elles des micros et des caméras cachés pour que tout ce qui se passerait ici puisse être divulgué. Tout le monde savait que Salma pourrait être mise en danger dans cette situation, mais elle avait insisté pour que ce soit fait ainsi. L’objectif était clairement de créer un scandale national.
« Ne pensez pas pouvoir rivaliser. Salma est dans un coma artificiel. Rentrez chez vous avant qu’il ne soit trop tard ! », hurla l’homme qui l’avait mise à terre.
Le silence laissa sa place à la tourmente. Tandis que s’enfuyait la majorité des passants et passantes qui étaient venus par curiosité, il restait plus de trente personnes qui hurlaient à la défense de Salma. Les gardiens se dispersèrent parmi ces dernières, mais deux d’entre eux furent rapidement mis hors d’état d’agir.
Pendant ce temps, Billy lança un nouveau sort d’étourdissement destiné au grand magicien, mais ce dernier ne lui fit qu’un effet léger. Apparemment, il avait sur lui un équipement de contre-sort comme ceux que Kahil leur avait fait découvrir. Grâce à lui, Billy et Lüisette en avaient également sous leurs vêtements. Kahil n’avait pu en sortir que deux de la Confrérie, et ils avaient logiquement été donnés à Lüisette et Billy puisqu’ils étaient les deux qui allaient s’exposer le plus au danger. C’était un équipement rare et qui n’était pas encore totalement abouti. Ces derniers pouvaient être faillibles, et il était dangereux de compter aveuglément sur eux.

Le grand magicien, qui avait senti l’impact du sort de Billy sur son corps sans savoir d’où il provenait, jeta un œil menaçant sur le groupe, puis effectua deux gestes rapides, générant un épais nuage de fumée. Il s’élança ensuite dans le but de récupérer le corps de Salma, mais Billy était déjà près d’elle.
« Dégage gamin ! »
Billy, qui avait repéré l’emplacement d’une des baguettes du magicien, lança un sort d’implosion avec le plus de précision possible. Le magicien sursauta et hurla de douleur. Pour parer le contre-sort, Billy n’avait pas visé l’homme, mais sa baguette. La tige de bois avait implosé sous la pression du sort de Billy et les bris de bois avaient sérieusement blessé l’avant-bras du magicien.
« Sale morveux ! C’était toi, alors ! »
Il y eut un claquement de tonnerre et Billy fut foudroyé. C’est la première fois que Billy essuyait un sort si puissant sur son corps. Heureusement, son propre contre-sort fut efficace, et Billy ne ressentit qu’un picotement qui disparut en quelques secondes. Le nuage du magicien était presque entièrement dissipé.
« Comment est-ce possible ? Comment ? Comment peux-tu… ? Qui es-tu ?
– Je ne suis pas seul !
cria Billy. Et nous n’avons pas peur de vous, car nous n’avons pas besoin de vous !
– Vous n’avez pas idée de ce que vous faites ! Morveux, tu vas regrette… »

C’est à ce moment précis qu’Anna asséna un violent coup de pied dans l’entre-jambes du magicien. Elle s’était habilement glissée derrière lui lorsqu’il avait lancé le sort foudroyant. Il hurla et tomba sur les genoux. Deux gardiens se jetèrent sur Anna et la plaquèrent au sol, mais un vent froid enveloppait déjà le groupe. Billy était en train de lancer un sort de gel qui lui nécessitait huit secondes de préparation, ce qui pouvait lui être fatal dans une telle situation. Mais Anna avait parfaitement agi, et le magicien, étourdi par le coup, n’avait pas eu le temps de réagir.
Il y eut un nouveau silence.

Anna rouvrit les yeux. Les gardiens qui la tenaient et le grand magicien étaient désormais figés, leurs corps recouverts de givre.

Chapitre 6 - Confrontations

Toute l’administration magique était désormais scotchée aux fenêtres donnant sur la rue pour tout voir des événements ahurissants qui se déroulaient à l’extérieur. Les fenêtres étant scellées de sorte à protéger le bâtiment, tout le monde s’agglutinait contre les carreaux pour tenter d’avoir la meilleure vision possible. Cela avait grandement favorisé l’avancée discrète de Kahil et Lüisette qui parvenaient devant l’entrée des archives magiques, au quatorzième et dernier étage de l’immeuble. Elina, une des rares magiciennes de la Confrérie, ainsi que Viktor, étaient en charge de la gestion des archives, et contrôlaient l’accès de sorte à ce qu’uniquement des personnes autorisées puissent entrer.
« Oh, Kahil !
– Salut Elina, salut Viktor.
– Qu’est-ce que tu fais là ? T’as pas su ce qu’il se passe dehors ? Et t’as pas croisé Ted ? Il vient de partir d’ici à toute vitesse pour aller filer un coup de main !
– Si si, j’ai vu que des agitateurs sont là, avec Salma apparemment… Et non, pas vu Ted. Nous sommes montés par les escaliers, il a dû prendre l’ascenseur. D’ailleurs, je vous présente Mila, mon assistante pour quelques mois.
– Ah. Bonjour,
dirent en cœur Elina et Viktor, un peu distraits, et qui avaient l’air de l’avoir à peine remarquée jusqu’à présent.
– Bonjour, enchantée, répondit Lüisette.
– Si Salma est ici, je préfère ne pas prendre part au problème, Elina. Et je pense bien que la Confrérie peut se défendre sans moi. On est venu pour entamer un travail de recherche commun. Tu nous ouvres, Elina ?
– Euh. La petite a obtenu une autorisation ? Mila, c’est ça ?
– Pas du conseil supérieur non, mais elle est avec moi.
– Je ne peux pas la faire entrer comme ça, tu le sais autant que moi, Kahil. »

Le désarroi sur le visage de Lüisette, alias Mila, était perceptible. Kahil avait promis qu’il n’y aurait pas de problème pour entrer, elle n’avait donc pas anticipé cette situation.
« Écoute, Mila vient de loin et tu sais que les autorisations du conseil mettent des mois à venir. Je ne vais pas gâcher notre temps comme ça. Viktor, qu’en penses-tu ? Ce dernier, assez proche de Kahil, semblait un peu pris au piège.
– Je suis désolé, Kahil. Entre seul ou reviens plus tard avec son autorisation. »
Kahil s’agaçait. Il commençait à regretter d’avoir trop fait confiance à son statut et son influence.
« Saleté de procédure. Je comprends votre décision, mais votre conformité m’énerve.
– Kahil, arrête ça, tu veux ?
Elina s’impatientait.
– On s’en va, on s’en va. Kahil recula. Mila, viens. »
Kahil fit un signe de tête à Lüisette qui lui emboitât immédiatement le pas.
« Va plutôt filer un coup de main aux collègues, Kahil », lui lança Elina.
« Je ne veux pas me mêler d’une histoire qui implique Salma, je te l’ai déjà dit.
– Tu es plus lâche que je le croyais ! »
envoya Elina, tandis que les deux visiteurs partaient. Kahil réfléchissait à toute allure. Il entama quelques gestes brefs et fit volte-face, ce qui ne manqua pas de surprendre Viktor et Elina. En un éclair, il exécuta deux gestes supplémentaires et un sort de projection envoya valser contre le mur les deux collègues de Kahil, sonnant Viktor sur le coup. Elina se releva et se précipita sur Kahil.
« Kahil ! T’es malade ou quoi ?! »
Elina envoya un sort d’étreinte avec tant de puissance que Kahil eut l’impression d’être pris dans un étau. Il tomba.
« Va-t’en Lüi… ! Va-t’en ! »
Lüisette était tétanisée. Kahil était au sol, et Elina devait rester concentrée pour maintenir la pression sur Kahil.
« Ah ? Elle n’a pas vraiment l’air de s’appeler Mila à ce que j’entends… Louise ? Louisa ? C’est qui cette gamine Kahil ? Qu’est-ce que tu trames, bon sang ?!
– Je veux rentrer dans cette salle, Elina ! Laisse-nous y aller ! Qu’est-ce que ça change pour toi hein ?
– Tu es dans le coup avec Salma alors ? Il paraît que Jamal l’a plongée dans le coma. Elle ne l’a pas volé si c’est vrai. »

La déclaration scotcha Lüisette et Kahil quelques secondes. Elina l’avait bien perçu et le toisait du regard… il n’avait plus grand-chose à perdre.
« Tu ne réalises même pas ce que Salma a fait pour nous. Elle est la seule qui ait osé transgresser cette interdiction stupide ! Je n’aurais jamais eu son courage ! C’est grâce à elle qu’on ne risque plus le mutisme si on parle de nos pratiques.
– Tu la soutiens, alors ? Je te croyais plus raisonnable, Kahil. Mais je suis plus forte que toi, et je vais t’envoyer devant la justice magique. Ça te convient, non ? T’auras tout le loisir d’expliquer ton point de vue… Content ?
– Elina, arrête ça… on se connait bien !
– Et tu m’as projetée contre un mur à l’instant. Non, je n’ai plus trop l’impression de te connaître, tu m’en vois désolée. Regarde l’état de Viktor. Lui aussi, tu le connaissais bien, non ? »

Elina se retourna pour regarder Viktor. Trois ou quatre secondes, peut-être ? C’était trop tard, elle sentit un haut-le-cœur, et lorsqu’elle se retournait, elle vit la jeune fille qui terminait une série de gestes. Elina sentit ses jambes se dérober sous son poids, elle tenta de lutter, mais le sort lui était complètement inconnu.
« Qu’est-ce que… ? J’ai.. Kahil… qu’est-ce que tu fais ? »
Des larmes coulaient sur les joues de Lüisette tandis qu’elle regardait la magicienne complètement étourdie. Puis Elina tomba lourdement sur le flanc, laissant l’entrée des archives complètement silencieuse. L’étreinte sur Kahil avait cessé, et ce dernier s’était déjà relevé pour se précipiter vers Lüisette. La jeune fille avait dû agir, faire quelque chose. C’est la première fois de sa vie qu’elle se sentait si responsable de quelque chose de grave. Qu’est-ce qui allait advenir de cette femme ? Qu’avait-elle fait à l’instant ? Lüisette était comme sonnée par son acte.
« Kahil ! Qu’est-ce… qu’est-ce que je lui ai fait ?
– Tout va bien. Ça va aller, Lüisette. Tu as été incroyable. Ne t’inquiète pas.
– Mais non ça ne va pas ! Je lui ai enlevé tous ces souvenirs en lien avec la magie ! Kahil, j’ai… je viens de détruire sa vie ! J’ai détruit sa vie !
– Stop. Arrête, calme-toi… Tu as riposté, Lüisette. Tu as fait ce qu’il fallait, et nos vies auraient été en grand danger si tu n’avais rien fait. Elina n’est pas morte, et elle ira bien. Une partie de sa famille n’est pas magicienne, ils sauront l’accueillir. La Confrérie fera passer ça pour un accident…
– …
– Lüisette, entrons vite. N’oublie pas pourquoi nous sommes là. Dépêchons-nous, nous devons aller au bout. Des gens comptent sur nous. »

La jeune fille hocha la tête. Kahil vérifia que Viktor et Elina étaient bien inconscients avant de les fouiller et de leur prendre leurs baguettes. Il les positionna ensuite en position latérale au cas où ils vomiraient, puis il activa son passe-droit pour ouvrir la porte blindée des archives.

Kahil entra en premier, mais Lüisette, qui finissait d’essuyer ses larmes d’un revers de manche, n’en crut pas ses yeux et s’arrêta devant le spectacle qui se présentait devant elle. La salle était gigantesque, haute de plusieurs mètres de plafond, et des dizaines de milliers de livres et de dossiers étaient méticuleusement disposés sur d’impressionnantes rangées d’étagères. Un immense plafond de verre en forme de voûte recouvrait tout l’espace jusqu’au sol. L’ambiance que créaient ces piles de documents sur un fond composé de lumières et de nuages était vraiment fantastique. Lüisette avait bien du mal à rester focalisée sur son objectif dans cet incroyable endroit. Elle se croyait dans une sorte de boule à neige géante, dans laquelle tous les livres de l’histoire de l’humanité auraient été entreposés. Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Kahil, qui contemplait Lüisette dans sa stupéfaction. Il fit un signe de tête et tous deux se mirent à courir à travers la vaste pièce.
« Kahil, on va vraiment pouvoir y arriver ? demanda entre deux souffles Lüisette. Je ne me rendais pas compte que c’était aussi grand !
– Ne t’en fais pas, ce ne sera pas aussi difficile que ça. Je t’aiderai. »

Au-dehors, Billy agissait sans réfléchir, sa réussite magique précédente l’ayant autant mis en confiance que terrifié. Il ne savait pas s’il venait de tuer trois hommes ou non, et il priait pour que le sort de gel soit du même calibre que celui que le magicien avait utilisé sur Salma. Il savait aussi que l’effet de surprise l’avait bien aidé, et il allait devoir faire sans à partir de maintenant. Il ne restait désormais plus qu’un gardien déjà bien amoché par les précédents affrontements, et Billy savait qu’il n’avait plus beaucoup de temps avant que du renfort de la Confrérie ne débarque sur les lieux, et le mette rapidement hors d’état d’agir. De toutes les personnes qui étaient venues pour les aider, seulement quelques-unes étaient encore là, mais ces dernières s’organisaient avec énergie pour bloquer les portes du bâtiment et ralentir l’arrivée de nouveaux adversaires. Billy perdit un peu le sens du temps, mais Anna le sortit de ses divagations.
« Billy, je lance le signal », hurla Anna, qui avait clairement tous ses esprits.
Anna exécuta quelques gestes brefs et lança l’un des seuls sorts qu’elle maitrisait. Une boule lumineuse fusa dans le ciel et explosa bruyamment au-dessus de la rue, moins de trois secondes plus tard. Elle eut presque l’effet d’une grenade lumineuse pour les personnes qui ne s’y attendaient pas, étourdissant notamment le dernier gardien qui était venu faire face au jeune garçon. Billy profita de l’occasion pour lancer deux sorts d’implosion sur deux baguettes désormais visibles du gardien.
« AAAHHHH ! »
Le gardien hurla de douleur et tomba à genoux, la chemise ensanglantée au niveau de sa cage thoracique et de sa manche droite. Anna s’élança et lui envoya un coup de genou en plein visage, projetant l’homme au sol, inconscient.

À cent mètres de là, Marlou avait vu l’explosion lumineuse depuis l’avant de la voiture. Clotilde, une amie proche de Salma qui travaillait à La Percée, n’avait pas attendu une seconde, et le véhicule s’était élancé sur le bitume à toute allure.
Plus qu’une cinquantaine de mètres : après ce virage, le siège de la Confrérie serait visible. Toutes les deux restaient muettes et le stress était palpable.
« Anna et Billy sont là-bas ! » cria Marlou, le cœur battant.
Elles virent Anna qui envoyait son incroyable coup de genou au dernier gardien.
« Woow ! » Clotilde ne savait pas trop quoi en penser, mais ne pouvait s’empêcher de jubiler.
« Faut pas embêter Anna, j’ai l’impression !
– Qu’est-ce que tu crois ? On est prêtes à tout ! »

Marlou ouvrit la fenêtre de la portière et sortit complétement sa tête et son buste. Sa voix détonna.
« Anna ! Billy ! On arrive ! »
Anna et Billy tournèrent la tête vers la voiture. Ils échangèrent un regard, et ils sentirent comme un intense soulagement. Ils se précipitèrent vers Salma, qu’ils tentèrent de soulever tant bien que mal, mais son corps inerte était difficile à déplacer. La voiture freina devant l’escalier, et déjà Clotilde et Marlou s’élançaient pour les aider. À quatre pour la porter, Salma fut hissée sur la banquette arrière de la voiture en un rien de temps. Tout le monde monta en vitesse, mais déjà les portes de la Confrérie valsaient dans les airs, projetant au sol les personnes qui étaient restées derrière pour la bloquer. Deux d’entre elles les avaient prises de plein fouet et avaient l’air en sale état.
« Fuyez ! hurla Marlou. Dégagez de là tout de suite ! »
Ted, un large magicien à l’âge avancé, apparut en furie en haut des marches. Il entama un premier geste, mais une journaliste de La Percée se jeta sur lui de toutes ses forces, le faisant tomber et l’empêchant de lancer son sort. Il se releva aussi vite qu’il le put et balança un grand coup de pied dans le ventre de celle qui l’avait interrompu, l’envoyant convulser plus loin. Il releva la tête, mais la voiture était déjà trop loin pour qu’il puisse faire quoi que ce soit. Ses yeux brûlaient de rage. Il regarda la femme qui souffrait au sol et s’en approcha, avec la ferme intention de la tuer.
« Arrête ça, Ted. »
Il tressaillit en reconnaissant la voix qui s’adressait à lui. Ted se tourna et fit face à Monsieur Valtere, l’un des représentants du grand conseil de la Confrérie.
« Monsieur. Je suis arrivé trop tard, Salma a été récupérée par une voiture. Toutes mes excuses. »

Monsieur Valtere ouvrit la bouche, mais aucun son ne s’échappa. Un formidable bruit d’explosion venait de l’interrompre. Comme Ted, il leva la tête et resta scotché devant le désastre qui se déployait devant ses yeux.

Chapitre 7 - Renversement

Lorsque Kahil et Lüisette aperçurent la boule lumineuse d’Anna monter comme une flèche dans les airs, tous deux eurent le réflexe de se protéger les yeux avant qu’ils ne puissent être éblouis. Le plafond de verre laissait parfaitement passer la lumière depuis l’intérieur, bien que sa conception magique ne laissait pas voir la salle des archives depuis l’extérieur. En effet, en survolant le bâtiment, on observait un simple toit d’époque moderne, comme il y en avait tant dans la capitale.
L’explosion lumineuse eut lieu et le silence revint.
« Tu crois que tout le monde va bien ? demanda Lüisette. – La lumière nous indique déjà qu’Anna va bien. Et pour Billy… j’espère que son contre-sort suffira à l’aider en cas de problème. Mais nous nous sommes entraînés assidument tous les trois. Kahil marqua une pause et adopta un sourire rassurant. Tu sais, Billy est presque aussi fort que toi en magie, on n’a pas d’inquiétude à avoir ! »
Kahil étreignit spontanément Lüisette en riant, ce qui détendit un peu l’atmosphère. Une grande confiance régnait entre elle et lui, alors que tous deux venaient d’horizons très différents. Les yeux de Lüisette se plissèrent légèrement.
« Merci, Kahil. Elle souriait.
– On termine le travail ? demanda Kahil.
– On termine le travail ! » répondit Lüisette avec sang-froid.
Lüisette et Kahil s’avisèrent et optèrent pour l’escalade d’une haute étagère, située idéalement pour les rapprocher du centre de la voûte vitrée. Une minute passa peut-être avant qu’ils n’aient atteint leur objectif.
« Donc, Lüisette, c’est comme quand on s’entraînait. On récapitule, tu concentres au maximum ton implosion au centre de la voûte. Une fois lancée, ne la relâche pas.
– Oui. Je ne relâche pas tant que la voûte n’a pas explosé, en gros.
– C’est ça. Et moi j’amplifierai au maximum ton implosion en le diffusant sur l’intégralité du plafond.
– Ok. J’ai du mal à croire qu’on fasse un truc aussi dingue,
commenta Lüisette. Kahil frappa dans ses mains, comme pour s’encourager. Ok, tiens-toi prêt, je commence… »

Lüisette s’était entrainée à lancer le sort d’implosion avec des niveaux d’intensité différents, sur des œufs comme sur des bûches de bois ou des rochers très durs. Elle avait aussi appris à le faire durer longtemps en injectant une force qui maintenait l’objet visé à la limite de la destruction, jusqu’au moment où elle augmentait le flux d’énergie et le faisait imploser complètement. La magie était un vrai mystère, personne ne savait d’où elle venait, mais celles et ceux qui la pratiquaient sentaient bien que lancer un sort puisait dans leur énergie. Et les personnes magiciennes les plus puissantes étaient celles qui parvenaient le mieux à ressentir ce flux d’énergie qui les traversait, de sorte à pouvoir le diminuer, l’augmenter, le faire durer, ou le stabiliser.
Depuis leur installation dans le local de Salma, Lüisette s’était plongée dans un travail acharné pour maîtriser la gestion de ce flux, qu’elle avait très vite identifié. Après l’arrivée de Kahil et avec ses conseils, ses progrès avaient été spectatulaires, ce qui fit d’elle la personne la plus apte à effectuer cette délicate mission aux côtés du magicien.

Ainsi, Lüisette n’hésita pas, et lança sur l’immense voûte vitrée le sort avec le plus de puissance qu’elle pouvait gérer. Elle ressentit tout de suite la difficulté de ce qu’elle entreprenait. Le plafond était tout de même celui de la plus grosse institution magique du pays, et il était évident qu’il ne céderait pas facilement. Des gouttes de sueur se formèrent sur son front, tandis que Kahil avait joint ses forces à sa camarade. Le magicien respirait bruyamment, jamais il n’avait déployé autant d’énergie dans un sort. Il avait déjà amplifié des sorts, mais la surface au-dessus de leurs têtes était titanesque. Les secondes semblaient durer une éternité.
Tous les deux avaient les yeux rivés au ciel. Quelques fissures commençaient à se dessiner, ça semblait possible.
« Je crois que je vais flancher… Kahil, j’en peux plus !
– On va y arriver ! Je sens que ça va céder, Lüisette ! Ça va céder ! »

Le souffle manquait à Lüisette et des larmes lui montaient aux yeux. Elle sentit le flux trembler en elle.
« Combien de temps encore ? Je ne tiendrai pas 10 secondes !
– Lâche pas Lüisette ! Écoute bien, à trois, on envoie tout ce qu’on a jusqu’à ce que ça cède !
– Quoi ? Et si ça marche pas ?
– UN !
– KAHIL !
– DEEEUUX !
Lüisette riva ses yeux au plafond, inspira profondément.
– TROOOIIIIS !! » Sur le toit plat du bâtiment qui faisait face à l’administration magique, Angela, magicienne et proche amie de Salma, attendait avec son compagnon Roald. Ce dernier était également magicien, et ils avaient rejoint le groupe Libérer la Magie par conviction partagée. Nichés derrière un large conduit d’aération, tous deux avaient eu un mal fou à rester à leur poste tout en observant, impuissants, les difficultés auxquelles faisait face le groupe qui agissait en bas. Heureusement, l’évacuation en voiture et la récupération du corps de Salma avaient un peu calmé leur angoisse.
« Hé ! Angie, le toit tremble, non ? »
Angela écarquilla les yeux, et regarda le toit plusieurs secondes fixement avant que la surface ne vibre à nouveau. Elle sursauta.
« Oui ! Tu as raison ! C’est donc que Kahil et Lüisette y sont presque ! »
Angela vérifia la caméra à côté d’elle, et les enregistrements audio et vidéo étaient bien en cours. Elle pria silencieusement pour que toutes leurs installations soient bien opérationnelles. En tout, neuf caméras grand-angle équipées de micros de longue portée avaient été déployées pour filmer au mieux le bâtiment de l’institution magique et tout ce qui allait se passer ensuite.
« Tu es prêt ?
– Plus que jamais, Angie. Mais on reste à l’abri tant que le toit n’a pas cédé. »

Tous deux se jetèrent un regard complice, puis un spectacle incroyable eu lieu.

Comme un ouragan sonore et lumineux, le toit de l’administration magique éclata. La structure en verre explosa littéralement, projetant des bris sur une centaine de mètres à la ronde. La déflagration avait été assourdissante, et toutes les personnes habitant à proximité avaient couru à leurs fenêtres ou s’étaient élancées dans la rue pour comprendre d’où venait ce vacarme. Ted, qui avait protégé Monsieur Valtere en utilisant son corps comme un rempart face aux bris qui tombaient sur eux, était allongé au sol, sévèrement amoché par les profondes entailles qu’il avait reçues.

L’anéantissement de la voûte laissa le champ libre aux caméras, qui filmèrent l’immense bibliothèque, encore debout malgré quelques dégâts visibles. Angela et Roald restèrent à l’écart du bord, pour rester invisibles depuis la rue et les autres immeubles. Angela vit Kahil et Lüisette qui se tenaient debout, proche du bord de la salle, à deux pas du vide. La magicienne vit Lüisette lui faire un sourire, soulagée que leur action soit si proche de la fin. Angela ouvrit le bras droit lentement, comme si elle souhaitait s’assurer que c’était la bonne chose à faire dans les regards de Kahil et Lüisette. Elle continua sa série de gestes, se concentra encore plus, et lança son sort. À ses côtés, Roald exécutait de plus petits gestes sans lâcher du regard ses amis qui se détachaient progressivement du sol, là-bas, de l’autre côté du précipice que formait la rue qui les séparait.

Lorsque Monsieur Valtere tourna à nouveau son regard vers le ciel, il vit deux silhouettes qui flottaient, plus d’une trentaine de mètres au-dessus des toits du quartier. Il plissa les yeux, et ne put s’empêcher un hoquet de surprise lorsqu’il reconnut Kahil. Tout ça n’annonçait rien de bon pour la Confrérie, et il se mit instinctivement à penser à des justifications pour sauver sa situation. Avec Ted K.O., et l’immense majorité des fonctionnaires de l’institution magique en vacances, le représentant du conseil de la Confrérie savait qu’il n’aurait pas de soutien dans l’immédiat. Un frisson de peur le saisit. Comment tout cela avait-il pu arriver ? Comment était-il passé complètement à côté d’une telle menace ? Les questions tournaient en boucle dans sa tête. Les adversaires étaient nombreux et entraînés, il décida de ne pas prendre le risque de perdre en combattant. Son regard revint vers Ted, lorsqu’une voix rugit dans le quartier. Il semblait qu’elle sortait de toutes parts. Là-haut, Kahil avait commencé son discours. Tandis qu’Angela se concentrait à maintenir la lévitation pour les rendre visibles aux yeux de toutes et tous ainsi que des caméras, Roald lui, maintenait un sort d’amplification sonore à grande échelle. Ils en étaient maintenant à la dernière ligne droite : Kahil et Lüisette parlaient publiquement.
« Que vous soyez ou non capables de magie, écoutez-moi ! Je m’adresse à toutes et tous ! Je suis Kahil, magicien depuis mon enfance, et haut fonctionnaire au sein de la Confrérie magique ! Si je peux vous parler sans crainte aujourd’hui, c’est grâce à Salma qui, comme vous le savez, a été la première à trahir cette institution répressive que représente la Confrérie des Magiciens !
– … »

Il y eut un silence. C’était à Lüisette de parler, comme cela avait été prévu. Elle eut un léger vertige, les efforts qu’elle avait dû déployer juste avant l’avaient complètement épuisée. Kahil la regarda, l’encouragea du regard. Dans la rue, les gens arrivaient de toutes parts. Sur l’immeuble d’en face, Lüisette vit les regards déterminés d’Angie et Roald. Elle inspira, et retrouva son calme.
« Et moi, j’étais encore à l’école l’an passé ! Je m’appelle Lüisette, je fais partie du groupe que nous avons appelé Libérer la Magie ! C’est nous, quatre enfants seulement au début, qui avons alerté la radio La Percée après avoir découvert l’existence des baguettes. C’est nous qui avons dessiné les premiers croquis de baguettes que vous avez pu découvrir l’année dernière, affichés sur les murs de vos villes ou dans vos journeaux, et pour la première fois si vous n’étiez pas magicien ou magicienne ! À cette époque, j’ignorais tout de la magie ! Désormais, je maîtrise des sorts plus puissants que ceux qui m’impressionnaient jadis ! »
Lüisette avait repris confiance en elle. Elle connaissait son texte sur le bout des doigts, et l’adrénaline la fit continuer avec encore plus d’élan.
« Notre groupe est maintenant constitué de plusieurs dizaines de personnes ! Nous savons fabriquer des baguettes ! Nous savons élaborer des sorts ! Nous avons pris connaissance, copié et diffusé de nombreux secrets magiques présents dans la bibliothèque qui se trouve derrière nous, et qui était jusqu’alors masquée par le toit ensorcelé que nous avons détruit ! Et nous sommes là aujourd’hui pour crier haut et fort que la domination de la Confrérie doit cesser ! Nous résisterons, et nous serons de plus en plus nombreux et nombreuses ! »
En bas, les émotions variaient entre stupéfaction et admiration. La scène était trop surréaliste : personne n’osait déranger ce qui se déroulait, même parmi les personnes partisanes de la Confrérie magique. Kahil reprit :
« Nous menions jusqu’à présent un combat dans l’ombre. Si nous nous rendons visibles aujourd’hui, c’est parce qu’il est urgent que toutes celles et tous ceux qui souhaitent lutter contre la Confrérie n’aient plus peur… Non ! Vous n’êtes pas seuls !
– Et nous organiserons partout des ateliers d’apprentissage à la magie ! Si la Confrérie veut que seules les personnes diplômées d’études coûteuses puissent accéder à une baguette, alors nous proclamons que nous vous apprendrons à fabriquer vos baguettes ! Nous vous apprendrons à comprendre l’usage de la magie en profondeur ! Et nous discuterons de comment l’utiliser, car elle ne doit pas être un outil de domination comme le fait aujourd’hui l’institution magique ! »

Le discours dura encore deux ou trois minutes, peut-être. Puis Angela ramena ses amis près d’elle et de Roald, sur le toit. Ils se jetèrent instinctivement dans leurs bras. Ils n’avaient pas beaucoup de temps, leur position était désormais révélée. Ils devaient au plus vite rejoindre une voiture qui les attendait dans une rue de l’autre côté de l’immeuble voisin. Ils le rejoignirent en rampant par un conduit d’aération communiquant entre les deux bâtisses, puis ils descendirent quatre à quatre les escaliers de sécurité. Lorsqu’ils entrebâillèrent la porte du local à poubelles donnant sur la rue, la voiture était bien là. La rue était vide de ce côté-ci : personne n’allait prêter attention à eux. Ils montèrent à l’intérieur tout en tremblant d’excitation.
Ils avaient réussi. Lüisette, Anna, Billy, Marlou, Salma, Kahil… et tous les autres bien sûr. Lüisette l’avait prédit : trois mois leur avaient suffis pour organiser une action finement orchestrée. En tout, plus de soixante personnes s’étaient impliquées. C’était un cataclysme qui s’était abattu sur la Confrérie des Magiciens, et il était grand temps de rentrer chez soi.

Salma ne se releva pas du sort qui l’avait foudroyée. Mais ce jour-là, Libérer la Magie avait ouvert une brèche qui ne se ferma plus.

Trois semaines passèrent, et les cinq écoles de la Confrérie n’ouvrirent pas, momentanément annoncées comme « Ouvertures reportées ». À la fin du mois, le fonctionnement par diplôme fut annulé, et partout sur le territoire des ateliers sauvages pour diffuser les secrets de la construction des baguettes prenaient place.

Un mois supplémentaire suffit au démantèlement de la Confrérie. Tous les livres furent rendus publics et répertoriés dans les bibliothèques du pays. Dans chacune d’entre elles, le rayon « Magie » apparaissait à côté d’autres rayons comme « Philosophie » et « Science ».

Au cours de l’année, le groupe Libérer la Magie décida également de disparaitre officiellement. Il n’était désormais plus question de savoir comment la libérer, mais il était grand temps d’apprendre ensemble et avec les autres à en faire un usage adéquat. C’était le commencement de ce qui serait désormais appelé partout la Magie populaire.

Ouverture

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