Un texte qui se propose de questionner l'autorité à travers le prisme d'une éthique libertaire. Quelle place légitime pour les affects de l'éducateur et de l'être éduqué ? Quels abus d'autorité sont possibles ? Bref, la question de la posture éducative est ici questionnée dans sa partie philosophique.

Dans cet article

Quelques (re)définitions

Autonomie Capacité (ou état) d’un individu à évoluer (ou qui évolue) selon ses propres règles dans un contexte donné.
Autodétermination Capacité ou phénomène dans lesquels l’individu connaît, comprend et maîtrise ou accepte au moins en partie ce qui agit sur lui, ce qui le détermine.
Dignité Considération accordée à un individu due à sa qualité de personne.
Autorité Selon Hannah Arendt, elle est à la fois l’opposant de la contrainte par force et à la persuasion par arguments. Elle implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté. Elle se différencie des autres formes d’imposition par la dimension de reconnaissance d’une certaine légitimité ou supériorité.
Influence Action modifiant des conceptions et agissements d’un individu ou d’un groupe.
Dépendance État de manque dans lequel se trouve individu ou un groupe lorsqu’il fait face à l’absence d’un objet ou d’un processus afin de persister dans son être ou se procurer de la joie.

L’éducation consiste à comprendre l’enfant tel qu’il est, sans lui imposer l’image de ce que nous pensons qu’il devrait être.

J. Krishnamurti, De l'éducation, 1965

Introduction

Personne ne sait tout, ni personne n’ignore tout, personne n’éduque personne, personne n’éduque seul, les hommes s’éduquent entre eux par la médiation du monde.

Paulo Freire

Malgré cette affirmation de P. Freire qui s’inscrit dans l’éducation populaire, on ne peut nier l’existence de rôles dans l’éducation. De fait, par l’expérience, le recul, le statut, les compétences, le charisme, dans une relation entre individus, il existe presque toujours un rôle d’éducateur (détenteur de l’autorité), et un rôle d’éduqué (objet de l’autorité). Même si lorsqu’on dit « éducation », nous pensons en premier aux enfants, une bonne partie de ce qui est analysé dans ce texte peut s’appliquer dans d’autres contextes que l’éducation des enfants. Je pense aux formations d’adultes, l’éducation populaire, les relations interpersonnelles dans un groupe, et toute autre relation d’autorité… L’éthique dans cette relation sera alors largement conditionnée par la perception et la conscience qu’auront les individus vis-à-vis de cette relation et particulièrement celui qui aura le rôle dominant. Par éthique libertaire, on entend ici l’autonomie, l’autodétermination et la conservation de leur dignité par les individus, la maitrise de leurs actions, de leur être et de leur image ainsi que la légitimité des besoins individuels et collectifs. Tout ceci exclut donc la plupart des hétéronomies possibles, de l’instrumentalisation entre individus, la domination, la dépendance… Ce texte reste surtout destiné aux acteurs éducatifs qui souhaitent prendre du recul sur les relations qu’ils développeront dans des contextes éducatifs, et qui souhaitent s’interroger sur la mise en place de relations en accord avec une éducation éthique et libertaire.

Autorité

La place de la relation dans l’éducation

J’ai le droit d’exiger l’obéissance parce que mes ordres sont raisonnables.

Antoine de Saint-Exupéry, Le petit prince

Pour parler de la composition de la relation, je vais commencer par reprendre les concepts utilisés dans une brochure nommée Rupture écrite par Simon en 2006. Lorsqu’une relation se crée entre individus, il est possible que s’établisse (ou soit établi) un rapport d’une part et que se crée un lien d’autre part. Il est possible de trouver soit l’un soit l’autre soit les deux dans des quantités variées.
« Le rapport est de l’ordre du pouvoir », il s’inscrit dans les dispositifs de domination lorsque des mécanismes de rôle ou de pouvoirs vont constituer la relation entre des individus (père/enfant, mari/femme, patron/employé, vendeur/client).
« Le lien se ramène aux sentiments et affects », il découle de ce que les individus partagent entre eux (amour, amitié, affection, plaisir d’être ensemble, sentiment d’appartenance à une communauté, confiance, tendresse…).
« Dans le rapport, il y a une frontière, une séparation : l’autre m’est étranger, me fait peur. Je ne le connais ou ne le reconnais pas. Je ne sors pas du rapport aussi longtemps que je lui reste étranger, que je refuse de l’écouter, de le ou la connaître ». Dans ce passage, Simon nous montre le piège que tendent les relations basées sur le rapport. Avec cela en tête, nous pouvons avancer dans notre réflexion sur quel type de relation les éducateurs doivent avoir avec l’être dont l’éducation leur est ‘’confiée’’. Il doit être attentif au lien qu’il crée : ce dernier lui est nécessaire pour garder une connexion sensible avec l’être éduqué. Sans lien, l’éducateur sera moins enclin à montrer de l’empathie, de la compréhension… Et dès lors qu’il y a autorité, il existe forcément un rapport de domination dans la relation. Celui-ci peut poser problème lorsqu’il y a abus de pouvoir ou quand l’éducateur se repose dessus pour construire sa relation avec l’être éduqué.
La relation, analysée par un autre prisme, fait aussi partie de deux systèmes plus grands. Elle fait d’abord partie du système individu/groupe/environnement. Dans ce système, on trouve l’éducateur qui est à la fois :
— membre d’une des entités (le groupe)
— garant du lien entre les entités de ce système.
Il garantit le lien individu/groupe par le choix de gouvernance qu’il va mettre en place et son approche concernant les tensions qui peuvent apparaitre entre les membres du groupe. Il est le garant du lien individu/environnement par l’aménagement des espaces dans lesquels vont évoluer le ou les individus éduqués.
La relation fait d’autre part partie du système définissant l’autorité. Celui-ci se compose :
— de la relation
— des compétences de l’éducateur
— des statuts de l’éducateur et de l’éduqué.
Dans ce système la relation joue un rôle incontournable : des moments de partage, de confidences, de moments forts, de moments de jeu, de discussions, de rires, sont autant de situations qui vont accroitre la qualité de la relation entre éducateurs et éduqués et donc, renforcer l’autorité de l’éducateur. Ce renfort nécessite tout de même la condition que la relation ne dégrade pas le statut (par des comportements inappropriés, dissociés de la vision d’autorité par l’éduqué). Ces notions plus pédagogiques qu’éthiques sont développées dans un autre document de Second Souffle appelé La posture éducative. Elles sont cependant abordées ici, car elles sont nécessaires à la compréhension des mécanismes de pouvoir en jeu qui peuvent être objets de questionnements éthiques.

Relation et domination

La seule manière dont nous puissions vraiment protéger quelqu’un contre ses propres erreurs et contre les hasards de la vie, c’est de le transformer en esclave. Il est alors sans défense contre nos caprices et nos faiblesses. La plupart des humains choisiraient de courir ce risque [de ne pas être esclave]. Et ils ont le droit de le faire.

John Holt

On l’a vu, la relation permet à l’individu éduqué de reconnaitre l’autorité de l’éducateur, de la consentir. Une question se pose toutefois : une autorité au service de quoi ? Et dans quel but ? Pour quelle visée éducative ?
On peut remarquer que certains éducateurs (des parents, des animateurs, des directeurs, des professeurs) perdent de vue les enjeux éducatifs qui se trouvent derrière la relation qu’ils entretiennent avec l’être éduqué, au profit d’une recherche de pouvoir sur ce dernier. La domination peut prendre des formes diverses et plus ou moins visibles, mais l’éducateur n’en a pas toujours conscience.
Parlons d’abord du cas de la domination affective qui rend l’être éduqué dépendant de l’affection de l’éducateur. Certes, les éducateurs sont des personnes humaines douées de sensibilité avant tout, et la recherche d’affection est naturelle et légitime. Cependant, des questions doivent être posées dès lors qu’un individu possède un pouvoir sur un autre. Dans le cas de situation d’éducation, l’individu éduqué est à la fois objet d’éducation, mais aussi potentiellement objet d’affection. Le pouvoir, l’autorité que possède l’éducateur, implique une nécessaire vigilance, car dès qu’il y a pouvoir, il y a possibilité d’abuser de ce celui-ci. Par abus de pouvoir dans un but de recherche affective, je fais référence à de nombreuses situations, plutôt diverses. On peut citer la séduction Exemple de séduction : « T’es mon chouchou/préféré ». , le défoulement Exemple de défoulement : « C’est toujours de ta faute, tu casses toujours tout ! »., les privilèges Exemple de privilège : un enfant apprécié d’un animateur demande un deuxième goûter et l’animateur accepte alors qu’il l’aurait refusé pour un autre. , le cadre assoupli Exemple de cadre assoupli : Il était interdit de monter sur le toit de la cabane mais comme Mathieu, le chouchou des animateurs l’a fait en premier, c’est désormais accepté. pour des motifs liés à l’affect de l’éducateur, ainsi que les démonstrations affectives de l’éducateur sans lien avec les besoins de l’individu éduqué Exemple : une grand-mère qui sert longuement son petit-fils dans ses bras malgré les protestations réelles de ce dernier. , voir sans son consentement. Tout ceci peut paraître confus, mais la question simple que l’on peut se poser sur la posture d’éducateur est « Est-ce que la manière d’agir avec l’être éduqué est au service de visées éducatives ? ». Nous reparlerons plus tard de la place de l’affect de l’éducateur dans la relation éducative.
Sans être dans la recherche d’affection, la relation éducative peut également être un levier de réussite absolu du projet éducatif/pédagogique de l’éducateur, et à ce moment, s’éloigner des intérêts de l’être éduqué. Par ceci, j’entends l’utilisation de la relation comme récompense à l’adéquation du comportement de l’éduqué avec les attentes de l’éducateur, ce qu’on appelle couramment du chantage affectif Exemple de chantage affectif : « Si tu fais ça je ne vais pas être content ! » « Tu vas me décevoir si tu fais ça… ». . Le chantage affectif est le fait d’accorder de l’affection de manière conditionnelle. Dans ce cas, la relation est fluctuante, accolée à la conduite de l’être éduqué, jugée arbitrairement par l’éducateur. L’affection devient un moyen de contrôle. Cette relation conditionnelle peut nuire à la sécurité affective de l’être éduqué, d’autant plus lorsque ce dernier prend l’éducateur comme point de repère, comme attache. De plus, cela nuit à la relation de confiance, donc à l’efficacité de la méthode pédagogique. On le voit bien ici, la dérive, l’abus d’autorité est lié à un désir de contrôle. Délibérément ou non, l’éducateur décide d’utiliser son affection comme récompense éducative, et ceci n’est ni pédagogiquement (risque vis-à-vis du développement émotionnel de l’être éduqué), ni éthiquement acceptable.
La relation est donc une condition à l’autorité de l’adulte qui est elle-même un dispositif indispensable pour l’éducateur afin d’interagir de manière adéquate avec l’être éduqué. Mais elle représente un piège affectif pour l’éducateur. Ce dernier doit alors constamment interroger sa posture. Pourquoi telle décision a-t-elle été prise ? Était-elle adaptée ? Pourquoi ai-je réagi ainsi et ai-je adopté tel comportement ? Était-ce adapté ?
Cette remise en question est à réaliser à plusieurs échelles ; dans l’instantané, dans la journée, sur une période longue…). Elle permettra à l’éducateur de progresser dans ses intentions éducatives en corrigeant sa trajectoire dès lors que celle-ci dévie vers une recherche de pouvoir, d’affection, de « réussite éducative », de reconnaissance sociale, etc.

Les différentes influences

Les groupes ont besoin de règles, mais la façon d’inciter tous les membres du groupe à respecter les règles fait toute la différence.

Thomas Gordon

Il existe plusieurs modes d’influence dans une relation éducative. Chaque mode va donner une stratégie pédagogique et chacune de ses stratégies nécessite des conditions et des ressources. Ces différentes stratégies sont également liées à des relations entre éducateur et éduqué car chacune d’entre elles nécessitera un type particulier de relation. Ces influences modifieront la vision du monde et le comportement de l’individu éduqué. Nous allons donc voir dans chaque type d’influence, le type de relation développé et les questions éthiques qu’elle soulève.
Commençons par l’influence par la force (physique, psychologique, sociale…). Par « influence par la force », on parle du cas ou l’éducateur va utiliser à son avantage la dysmétrie de moyen qu’il y a entre l’être éduqué et lui-même. Les moyens sont de plusieurs natures, mais on peut citer la force physique, le statut (en termes de droit), la connaissance, la force psychologique… Ici, « l’éducateur » va influencer le comportement de l’individu éduqué en essayant de lui faire comprendre que s’il n’a pas le comportement attendu par « l’éducateur », quelque chose lui créera du tort d’une manière ou d’une autre (punition, humiliation…). Les pressions psychologiques sont également possibles, la dissuasion est au cœur de la stratégie : il faut empêcher l’être éduqué d’adopter certains comportements, le façonner, qu’il intègre ce qui est acceptable ou non par le représentant de l’autorité : on parle de limites offensives, c’est à dire des limites imposées par autrui à l’intérieur d’un individu. La docilité et l’obéissance sont attendues. Une éducation de ce type est considérée comme réussie lorsque l’individu éduqué est dans la pleine soumission à l’autorité, dans le respect total du cadre qui lui a été imposé. Dans ce type de stratégie Appelée pédagogie noire par Alice Miller dans « C’est pour ton bien ». , le représentant de l’autorité a besoin d’une image menaçante, il va construire la relation sur un ou plusieurs types de rapports de domination (physique, psychologique, sociale) et filtrer toutes formes de faiblesse. Il a besoin d’une relation assez détachée vis-à-vis de l’individu éduqué, car l’existence d’un lien dans leur relation ferait naitre des doutes sur l’autorité d’un côté ou de l’autre. Si les individus sont plusieurs, le rapport sera plus ou moins violent selon le degré de conformisme et de soumission des individus éduqués à la volonté de l’autorité, mais le lien reste dangereux aux yeux de l’autorité, car le lien signifie la faiblesse Phrase souvent citée par les éducateurs dans cette stratégie : « Je ne suis pas ton copain » ou « Je ne suis pas là pour me faire aimer de toute façon ». . Ce type de relation et d’influence n’est pas défendable d’un point de vue éthique. La mainmise sur un contrat social injuste, l’éducateur a recours à la violence, crée de la souffrance et empêche la compréhension interne des limites collectives par l’individu éduqué. Ainsi, l’autodétermination est presque inexistante pour ce dernier étant fortement dépendant d’une autorité qui doit guider sa conduite.
Dans le cas de l’influence par la morale, l’éducateur va influencer le comportement de l’individu éduqué par des leçons de morale : « C’est pas bien de frapper, ça s’fait pas ! », « C’est pas beau de mentir », « Il faut manger équilibré ! », « On enlève sa casquette à l’intérieur ». Ces leçons de morale sont encore une fois des limites offensives régissant la vie en collectif imposées sur l’individu. Une conduite « moralement acceptable » est donc attendue. Le système de moral est celui de l’éducateur, celui qu’il apporte à l’éduqué. Il apporte avec cela sa hiérarchie des valeurs qui est présentée comme absolue. Ce type d’éducation est dite réussie lorsque l’éduqué est pleinement endoctriné, que sa vision du monde et son système de valeurs sont en adéquation avec ceux de l’éducateur. Pour que ce système soit cohérent, l’éducateur doit s’y conformer au maximum, « montrer l’exemple », mentir ou dissimuler des incohérences. Ici, l’image que l’éducateur renvoie est très importante, il doit être vu comme un individu puissant, accompli, vertueux, bref, éduqué (selon sa définition de l’éducation). La relation est alors le moyen de donner l’envie à l’éduqué d’être comme l’éducateur (aussi bien que lui). L’éducateur est dans la démonstration, la valorisation de ses comportements, mais surtout de sa personne. Il doit prouver sa supériorité morale, car elle est le socle de sa légitimité. Le moteur de l’influence sera conditionné par l’image de l’éducateur. Cette influence laisse encore une fois peu de place à l’autodétermination des individus. Nous sommes ici dans une tentative de copie culturelle entre éducateur et éduqué, dans l’endoctrinement. La référence est la vision du monde de l’éducateur, qui ne laisse qu’extrêmement peu d’espace à l’éduqué pour définir ses valeurs. Cela soulève quelques questions éthiques au niveau de la liberté et de l’autodétermination une fois de plus. Ce type d’influence est rarement employée seule et se couple souvent avec de la séduction ou la force.
Voyons maintenant le cas de la séduction justement, c’est-à-dire de l’influence par l’affect. Au début d’une relation, un éducateur a peu d’autorité. Dans une stratégie de séduction, il va se baser sur son statut ou sur la force, puis gagner peu à peu de l’influence en donnant de l’affection (et en recevant). L’affect devient alors un moyen d’influence voir de manipulation ou de pression, car il représente un besoin de l’individu éduqué. L’éducateur peut avoir recours au chantage affectif Exemple de chantage affectif : « Si tu fais ça tu vas me décevoir (j’aurai moins d’affection pour toi) ». . Son affection va être une récompense à une conduite qu’il juge appropriée de la part de l’individu éduqué. Il va donner de l’affection de manière très différente en fonction des individus éduqués s’ils constituent un groupe et ces derniers seront en compétition dans une ascension sociale, désirant gagner le statut de favoris de l’éducateur. Lui-même va user de tout son charisme pour être une personne dont on désire l’affection. Il va vouloir se mettre en valeur, montrer les avantages que l’individu éduqué peut avoir en étant apprécié de l’autorité. Tout est bon pour avoir de l’affection, les éducateurs dans cette stratégie vont souvent avoir recours à toutes sortes de mode de démonstrations affectives : surnoms, démonstrations excessives et/ou prématurées d’affection, câlins, manifestation d’affection ou de complicités de toutes sortes… La stratégie principale de celui qui veut influencer par l’affect va être de définir précisément la limite qui marque les moments où l’affection est échangée et les moments où elle ne l’est pas. Cette visibilité est presque nécessaire à l’éducateur dès lors qu’il veut contrôler l’individu éduqué. En effet, ce dernier doit pouvoir percevoir ce que l’éducateur approuve ou non, en fonction de la quantité d’échanges affectifs qu’il perçoit. Cette stratégie, telle que décrite précédemment, est souvent une logique intériorisée par l’éducateur et/ou l’éduqué. Ainsi l’éducateur n’a souvent pas le recul pour se rendre compte qu’il utilise des outils aussi précis pour acquérir du pouvoir sur l’individu éduqué. D’autre part, il a été décrit ici une situation presque extrême, afin de bien comprendre la logique qui peut paraître peu visible, car parfois morcelée. Cependant cette logique et ces stratégies, même moins visibles sont souvent bien présentes. On peut noter également que des pratiques citées ne signifient pas obligatoirement qu’on soit dans une influence par l’affect ; avoir des relations affectives n’est pas incompatible avec l’éthique, c’est leur instrumentalisation qui pose problème. Dès lors que l’affection échangée avec l’éducateur est condition du comportement de l’individu éduqué, on est dans une influence par l’affect et donc une relation éducative qui ne permet pas l’autodétermination de l’être éduqué.

Affect et affection

L’individu éduqué comme moyen pour l’éducateur

Nous traitons un être humain en objet quand nous l’utilisons pour nos desseins personnels, pour en tirer un avantage quelconque, sans nous demander ce qui en résulte pour lui ou quelle impression cela lui fait, ni même tout simplement si cela lui fait quelque chose.

John Holt

Comme le présage cette citation de John Holt, nous parlerons ici de l’instrumentalisation qui est fait de l’individu éduqué (délibérément ou non) par l’éducateur. Comme déjà dit plus haut, pour initier une réflexion éthique de l’éducation, on peut commencer à se poser la question « Pourquoi ai-je adopté tel comportement ? Quelle était ma motivation ? Quelle visée avais-je ? » Avec un minimum de recul critique, nous remarquerons qu’une partie des comportements d’éducateur sont clairement adoptés dans le but de servir leurs besoins personnels et non ceux de l’individu éduqué. Cela peut ne poser que peu de questions éthiques dans les cas où le comportement répond également aux besoins de l’individu éduqué ou lorsqu’il est neutre vis-à-vis de ceux-ci Exemple où les besoins de l’éducateurs correspondent aux besoins de l’éduqué : un père qui donne un baiser à son fils dans un moment de complicité entre eux deux. . Le problème éthique se pose dès lors que l’éducateur utilise son autorité pour influencer l’individu éduqué afin de répondre à ses propres désirs personnels. Il faut bien comprendre qu’il est légitime pour un éducateur de répondre à ses besoins, il n’est pas de son devoir de se sacrifier pour l’individu éduqué. Non, je questionne ici la priorisation de ses besoins par rapport à celui de l’individu éduqué. Cette priorisation est rendue possible via la position dominante de l’éducateur dans la relation éducative. Bien souvent, il se dit que l’individu éduqué est libre d’accepter ou non, mais il suffit qu’à un seul moment l’individu éduqué pense que c’est impoli, qu’il pourrait fâcher ce représentant de l’autorité ou toute autre raison découlant du rapport asymétrique entre les individus, et alors le consentement sera biaisé. Le but n’est pas ici de culpabiliser les éducateurs qui, bien souvent, sont dans l’abus de pouvoir de manière inconsciente, mais bien de permettre à chacun de réfléchir sur ses pratiques, car nous aurons tous un jour une place dominante dans une relation éducative, et ce même sans être parent ou professionnel de l’éducation. En identifiant et en cherchant à comprendre nos affects afin d’agir sur leurs causes, il est alors possible d’améliorer sa posture dans une relation éducative, de mieux répondre aux besoins des individus par des pratiques s’inscrivant dans une démarche éthique.
Quelles visées personnelles ont l’habitude d’avoir les éducateurs dans une relation éducative ? Quels sont les comportements abusifs que peuvent avoir les éducateurs ?
Le premier but personnel que peut poursuivre un éducateur est le pouvoir de diriger quelqu’un, de le mettre sur un chemin vertueux, de « l’élever », et d’en tirer de la satisfaction. Éduquer quelqu’un peut souvent donner une impression de puissance d’agir, « j’oriente un destin, le chemin d’un être vers ce que j’estime “le bien” ». Cette impression peut être enivrante et pousser l’éducateur à faire des choix qui visent à entretenir ou développer cette source de joie personnelle. Son besoin à ce moment-là est de conserver voire maximiser la perception de son pouvoir. Il va alors chercher à conformer l’individu éduqué à sa vision du monde et souvent en inadéquation avec les droits et les besoins de l’individu éduqué. L’éducateur va souvent chercher à rationaliser, des fois sans effort ; « c’est pour son bien », « il me remerciera plus tard » …
Un autre but personnel est l’acquisition d’un objet d’amour. Pour beaucoup d’éducateurs, l’individu éduqué a besoin d’affection donc il faut lui fournir, c’est particulièrement le cas avec les enfants. L’enfant peut représenter pour ses parents, animateurs (professeurs beaucoup moins) un objet à aimer. Ils vont alors pour beaucoup dans cette croyance, considérer qu’il est du devoir de l’enfant d’accepter les manifestations affectives des adultes ayant autorité sur lui. Souvent, on forcera l’enfant à accepter des manifestations affectives diverses parmi lesquelles certaines peuvent faire sourire quand on n’a pas pris un certain recul : c’est le cas des embrassades, bisous et autres câlins. Lorsqu’ils viennent de la famille proche et s’ils sont repoussés par l’enfant, ces refus sont traités par l’injonction à la soumission ou par le rire alors qu’ils sont souvent clairement une négation au consentement. On voit bien ici que les manifestations de non-consentement de l’individu éduqué sont perçues comme illégitimes. Certains éducateurs estiment que leur statut leur donne une position de supériorité dans le droit vis-à-vis de l’individu éduqué. Éduqué serait un effort qu’ils fournissent et qu’ils compensent par un droit affectif vis-à-vis de l’individu éduqué (surtout dans le cas de la parentalité), encore une rationalisation qui est éthiquement difficile à défendre.
La liste n’est pas exhaustive, mais je donne un dernier exemple de situation dans laquelle un éducateur aura une visée éducative égoïste. C’est une visée qu’on retrouve beaucoup dans les milieux militants ou chez des parents frustrés ou angoissés par leur propre « réussite dans la vie » qu’ils vont projeter sur leur enfant. Je parle bien sûr du formatage, de l’endoctrinement ou des objectifs que vont imposer des éducateurs aux éduqués. Certes, nous avons toujours des objectifs éducatifs, mais dès que ceux-ci sont empreints de morale ou fortement déterminant, suppresseurs de pouvoir pour l’individu éduqué, alors s’installe la question éthique. Dans ce cas-là, j’aime prendre la métaphore du train qui est soit changé d’aiguillage soit doté d’un essieu amovible et d’un volant qui lui permettront de tracer sa propre route hors de rails préexistants. Dans le cas du « réaiguillage », l’éducateur essaye de formater l’individu éduqué à devenir l’individu le meilleur possible selon sa vision :
— ayant des valeurs morales validées par l’éducateur
— ayant des compétences importantes aux yeux de l’éducateur.
Encore une fois, la rationalisation est facile : « c’est pour son bien ». Le bien peut être vu comme un bien absolu (« ce qu’il y a de mieux ») ou de manière subjective. Dans le cas d’une subjectivité, il est légitimé par le droit que se réserve l’éducateur de fixer le cap de l’individu éduqué : il fournit l’effort d’éducation donc il a le droit de décider « ce qui constitue une réussite dans la vie, une bonne éducation ». L’autodétermination de l’individu éduqué est mise à mal, allant de nouveau à l’encontre de l’éthique libertaire.

La « distribution » de l’affection dans un groupe

L’enfant qui a le plus besoin d’amour est souvent celui qui se montre le moins aimable.

Jane Nelsen

La grande question que se posent beaucoup d’éducateurs dans la recherche d’une posture éthique lorsqu’ils sont face à un groupe est « comment distribuer mon affection aux différents individus de ce groupe ? ». Le problème étant que :
— chaque individu a des besoins différents ;
— chacun les exprime plus ou moins ;
— certains sont dans un besoin d’affection extrême (ce qui est difficilement gérable) ;
— les éducateurs ont plus ou moins de facilité à donner cette affection en tant que personne avec une sensibilité propre.
Pour trouver des réponses à cette problématique avec ces différentes contraintes, nous devons également partir du postulat éthique que tout individu a le droit d’avoir les moyens de répondre à ses besoins tant qu’il n’empêche pas les autres de répondre aux leurs.
Tout d’abord, pour prendre en compte la première contrainte, on peut dire que les individus ont droit à une répartition « équitable » et non « égale » de l’affection. Si certains ont des besoins supérieurs aux autres pourquoi n’auraient-ils pas un accès « proportionnel » en réponse à leur besoin. De plus, on peut préciser que le problème en lui-même est biaisé dans sa formulation, car on parle ici de l’affection comme si on pouvait la gérer de manière totalement numérique et rationnelle. Haim Ginott, un psychologue s’étant intéressé aux questions éducatives, contourne d’ailleurs ce biais de manière très juste par cette phrase : « Les enfants n’aspirent pas à une portion égale d’amour : ils ont besoin d’être aimés de façon unique, pas uniforme ». C’est donc en considérant l’individu dans sa spécificité et non comme la partie d’un groupe qu’on lui donnera la considération et l’affection dont il a besoin.
Le besoin justement, n’est pas toujours formulé clairement, les individus communiquent de manière plus ou moins aisée et plus ou moins claire quant à leurs besoins. Une réponse que l’on peut donner ici, relève plus de la pédagogie que de l’éthique ; c’est de faire un maximum en tant qu’éducateur pour favoriser la communication, instaurer des relations de qualité avec les individus éduqués, un réel rapport de confiance et être attentif aux différents signaux que ces derniers peuvent renvoyer. Sans s’en servir pour donner de l’affection sans consentement, l’éducateur peut tenter une approche progressive dans sa démonstration affective : commencer par une longue étreinte n’est pas le meilleur moyen de répondre aux besoins affectifs avec le consentement de l’individu éduqué. Lorsque les signes ne sont pas clairs, on peut même oraliser la demande « Tu veux un câlin ? ». Une attitude bienveillante et réservée permettra à l’éducateur d’être plus apte à savoir si c’est un besoin réel de l’individu éduqué ou non.
Sur la question des besoins affectifs extrêmes, la réponse peut être qu’il faut à la fois y répondre (le besoin est légitime), ne pas l’exploiter (éviter l’abus de pouvoir) et tenter une autonomisation progressive (afin que l’individu soit libre).La non prise en compte de ce besoin spécifique pourrait être vécue violemment par le sujet éduqué ou le faire souffrir.
Enfin lorsque l’on parle des difficultés de l’éducateur en tant que personne, on part du principe que les éducateurs sont humains est ainsi qu’ils n’ont pas la même facilité à donner une affection à chaque individu éduqué. En effet, il existe nécessairement des liens plus ou moins forts entre individus aux vues de leurs personnalités et sensibilités. Ainsi, certains éducateurs se voient dans l’impossibilité de répondre aux besoins d’individus ayant des besoins affectifs même s’ils en ont la volonté. Ici, un vieil adage peut nous aider à la réflexion éthique « De chacun selon ses moyens [éducateur], à chacun selon ses besoins [individu éduqué] ». Il permet d’avancer dans le cas ou plusieurs éducateurs sont en charge de l’éducation d’un groupe, car ce que l’un ne peut faire, l’autre pourra peut-être. Cependant — et c’est dommage —, cela nous laisse dans l’impasse lorsque l’éducateur est seul en charge d’un groupe ce qui appuie un dicton africain selon lequel « Il faut tout un village pour éduquer un enfant ».

Communication

Le mensonge

L’enfant est comme perdu dans un pays étranger dont il ignore la langue, les droits et les coutumes. Parfois, il préfère cheminer seul et, lorsqu’il rencontre des difficultés, il demande des renseignements et des conseils. Il a alors besoin d’un guide attentif pour répondre à ses questions.

Janusz Korczak

Nous allons ici distinguer deux typologies de mensonge et nous questionner sur leur dimension éthique dans une relation éducative.
Ce que nous développerons dans un premier temps est le mensonge offensif, qui est un exemple flagrant d’abus d’autorité. C’est le cas où un éducateur profite du crédit que lui apporte son autorité. De par son statut, la relation qu’il a déjà créée, ou de par les compétences réelles qu’il a déjà démontrées antérieurement, il a obtenu une confiance en provenance du sujet éduqué. Il trompe dès lors qu’il utilise cette confiance pour le berner. On peut qualifier cela de mensonge offensif dans le sens où l’éducateur utilise et abuse d’un pouvoir qu’il possède déjà. Examinons et questionnons les motifs exprimés par les éducateurs lors de mensonges offensifs :
— Ce « n’est pas grave », on a le droit de « rigoler un peu ».
— L’enfant aime « partir dans l’imaginaire », « rêver », avoir des « étoiles plein les yeux ».
On peut balayer d’entrée une éventuelle compatibilité éthique du motif lié à l’amusement de l’éducateur (« on a bien le droit de rigoler »), il n’y a pas besoin d’aller loin pour voir que l’amusement de l’éducateur est basé sur la domination de l’être éduqué, sa crédulité ou encore son état d’impuissance, dans lequel il doit être nécessairement plongé antérieurement.
Dans le second cas, on en appelle aux besoins de l’enfant : « il aime ça », « c’est dans sa nature », « il a besoin de rêver ». Selon moi, ce type d’arguments est — au moins — en partie fallacieux. Un enfant s’émerveille et focalise naturellement son attention sur quelque chose de nouveau ou qu’il ne comprend pas. Ce mécanisme est essentiel à l’être humain pour progresser dans sa compréhension du monde, et l’utiliser à des fins de contrôle ne sert en aucun cas l’être éduqué. L’éducateur, lorsqu’il possède une connaissance du monde plus étendue que le sujet éduqué dans des domaines particuliers, est facilement perçu comme une « personne savante ». Par exemple, il sera facile pour une animatrice de « jouer » avec l’enthousiasme des enfants face à l’imaginaire qu’elle créera, et il lui faudra être attentive à ne pas en abuser dans un objectif de contrôle. Lorsque l’adulte aménage un nouvel environnement artificiel riche et inconnu dont il est potentiellement le seul à détenir les clefs, l’enfant voudra découvrir ce monde et c’est là qu’apparait une domination par dissymétrie d’information…
Ce type de pratique est selon moi questionnable d’un point de vue éthique, car en éducation libertaire, l’un des objectifs est de donner à chacun les moyens de comprendre et d’agir sur son environnement physique et social, et l’on peut aisément reconnaitre ce droit pour tout individu. Lors de certains « jeux avec imaginaire », les enfants sont totalement passifs vis-à-vis d’une mise en scène quelques fois destinée à les pousser insidieusement à réaliser une activité non pas pour ce qu’elle est, mais pour le magnifique emballage « imaginaire » avec lequel elle est présentée. Certes, beaucoup d’enfants ressentent le besoin de rentrer dans des imaginaires, mais leur besoin à ce moment-là est de créer et d’imaginer de manière active, et non pas de rêver (essentialisation fallacieuse dans laquelle beaucoup d’adultes sont). Lorsque l’adulte crée lui-même un imaginaire dans lequel il « emmène » des enfants sans leur laisser d’initiatives qui iraient à l’encontre de ce que lui a imaginé, il les dépossède de leur pouvoir d’imaginer eux-mêmes de manière active. Certaines fois les enfants sont même dans l’impossibilité de s’extraire d’un imaginaire. Ils n’ont pas les moyens d’en sortir, car les adultes (ou même d’autres enfants dans la confidence) leur mentent tous.
Ce cas inclut des jeux de brimade (dont on parlera plus bas), et les mythes destinés aux enfants censés interagir avec le réel sont en réalité des faits modelés de manière invisible par l’adulte. Les « parents père Noël » déposent les cadeaux au pied du sapin ; les « parents lapins » distribuent des œufs de Pâques en chocolat la veille de Pâques ; les « parents souris » échangent la dent de lait déposée sous l’oreiller avec une pièce.

Ce qu’on appellera le mensonge défensif ne va pas aussi loin que le mensonge offensif précédemment vu. Ce second type de mensonge apparaitra de manière plus passive et moins préméditée. Souvent, il servira à simplifier la tâche de l’éducateur et assoir son autorité. Le mensonge défensif est proféré dans le but d’acquérir du pouvoir ou de le conserver, tandis que le mensonge offensif use et abuse d’un pouvoir déjà existant. C’est en cela que ce second type de mensonge peut être qualifié de défensif. Ainsi, l’éducateur peut mentir afin de conserver son image d’être tout puissant et infaillible ou encore pour justifier une règle injustifiable. Ici, nous touchons aux limites éthiques de l’éducateur et à sa capacité de se remettre en question et d’adapter son cadre pour tendre à un modèle toujours plus juste.
En effet, il peut être tellement plus facile pour un sujet de mentir lorsqu’il est confronté à ses contradictions, que sa vision du monde est affectée, qu’apparaissent des incohérences d’un cadre censé être « le bon » ou encore que ses erreurs de posture deviennent visibles ou que défauts et faiblesses se révèlent. S’y confronter et tenter de s’améliorer n’est pas rassurant, voire peut-être effrayant. Par exemple, un éducateur qui tente d’influencer par la morale a besoin de montrer une image immaculée de lui-même. Un éducateur qui tentera d’influencer par la peur masquera ses propres failles et ses propres craintes.
Le mensonge peut aussi masquer une réalité du droit qui serait incohérente aux yeux des éduqués (selon l’éducateur). Quelques exemples pour illustrer tout ça :
— Les mythes dans l’animation, via des affirmations erronées telles que : « un stagiaire n’a pas le droit d’être seul avec des enfants » ou « la loi interdit fille et garçons de dormir ensemble en colo ».
— La dissimulation de leur addiction à la cigarette par des animateurs vis-à-vis des enfants.
— Un parent qui se cache pour pleurer afin que ses enfants ne le sachent pas et ne le perçoivent pas comme faible.
— Le mensonge sur une erreur, quelle qu’elle soit.
— La dissimulation d’erreurs commises dans la tâche d’éducateur.
— L’invention de lois qui n’existent pas, telle que : « Si tu ne manges pas ta soupe, tu resteras toujours petit ».
D’un point de vue éthique, ce qui questionne est que le mensonge installe une domination par une dissymétrie d’information. L’éducateur va pouvoir influencer plus fortement et plus facilement l’éduqué, l’asservir à sa volonté, lui retirer son pouvoir de comprendre et de voir le monde, et donc de l’interpréter et d’agir en conséquence selon sa propre volonté. La relation d’autorité est biaisée, car dans un cadre éthique, elle est représentée par un accord tacite dans lequel l’éduqué consent l’influence de l’éducateur. Et lorsque cet accord repose sur un mensonge, il n’est bien entendu plus valable.
À noter également qu’il existe des mensonges à la fois offensifs et défensifs se nourrissant l’un l’autre, utilisés la plupart du temps sur les enfants. C’est le cas du père Fouettard, du croque-mitaine et des autres monstres mangeurs d’enfants. Le mécanisme est le suivant : je suis un adulte savant donc je profite de la crédulité de l’enfant pour inventer un monstre (offensif) pour lui faire peur et contrôler ensuite certaines de ses actions par une stratégie dissuasive (défensif).
Précisons toutefois que ce chapitre ne signifie pas qu’une éducation à visée éthique exclue totalement et radicalement le mensonge. Le mensonge et la tromperie sont injustes et inadéquats lorsqu’ils créent ou accentuent la dissymétrie dans la relation de pouvoir, mais il existe des cas ou un mensonge ou une tromperie peut se révéler intéressante. Lorsqu’une farce ou une supercherie visée à être rapidement démontée met à l’épreuve un sujet tout en lui permettant de conserver sa dignité et sans exploiter sa crédulité, des objectifs d’acquisition d’esprit critique ou d’observation peuvent être atteints. C’est le cas par exemple de certaines activités autour de la magie avec un individu trompeur donnant des clefs de compréhension au sujet trompé. Les indices laissent alors bien comprendre qu’il y a un « truc » et qu’il est en mesure de comprendre la supercherie. On peut inclure également les moments où éducateur et éduqué partent ensemble dans des jeux d’énigmes ou de fabulation, et où chacun a une place pour imaginer, exprimer pleinement son potentiel créatif et critique.

La brimade

Il faut redire aussi que pour qu’un jeu soit un jeu, tout le monde doit avoir le même accès à la connaissance des règles. Sinon certains deviennent les jouets de certains autres.

Marie-Claude Bonnault

La brimade dans une relation éducative est la mise en situation difficile d’un ou plusieurs individus, sous couvert de jeu (adhésion facilitée), face à un public, avec la présence rassurante, mais trompeuse d’éducateurs de référence. Un exemple de jeu de brimade : une partie de Chasse au Dahu. Cette soi-disant activité vise à tromper puis terrifier un enfant laissé seul dans les bois la nuit, afin d’amuser le reste du groupe. Premier mensonge : on assure au brimé qu’il va jouer un rôle de guetteur très important dans la chasse au dahu (animal imaginaire dont l’animateur de colo peu scrupuleux assure l’existence). Deuxième mensonge (par omission) : cette victime est amenée de manière à ce que le reste du groupe, caché et mis dans la confidence, l’encercle sans qu’elle puisse s’en rendre compte. Troisième mensonge : l’animateur l’accompagnant prétexte alors qu’il doit retourner rapidement au camp pour aller chercher quelque chose et qu’il reviendra bientôt. Une fois l’enfant laissé seul, le reste du groupe surprend et effraye la victime avec toutes sortes de bruits, cris ou hurlements, et ceci parfois jusqu’à la crise de panique. Dans cette situation, l’éducateur est en plein mensonge offensif, mais j’y consacre ici un paragraphe spécifique, car la tromperie est très insidieuse avec un effet particulier sur la dynamique de groupe et les rapports de domination qu’elle génère.
Lors d’une brimade, 3 rôles sont attribués :
— Le premier est celui de dupeur-initié, souvent détenu par le ou les éducateurs d’un groupe (dans la « chasse au dahu », c’est l’équipe d’animation qui connaissait ce « jeu »). Ce sont les personnes qui connaîtront les tenants et les aboutissants du jeu tout en prenant une part active dans la tromperie.
— Le deuxième rôle est celui de spectateur qui sera plutôt composé d’individus éduqués initiés ou non (dans la « chasse au dahu » ; ce sont tous les enfants du groupe sauf la victime). Ce sont ceux qui ne subiront pas la tromperie, mais en seront spectateurs, profitant du spectacle offert par les dupeurs-initiés aux dépens du dernier rôle.
— Ce dernier rôle, le dupé non-initié, est rempli par des individus éduqués le plus souvent, soit volontaires, soit désignés par le sort ou de manière arbitraire par le ou les dupeurs. Le rôle de la personne dupée est celui qui sera à la merci du groupe. Il est l’objet de la farce, son consentement n’est pas possible, car il ne sait pas à quoi s’attendre, il subira la brimade.

Lorsqu’un éducateur met en place, favorise, ou laisse s’installer une situation de brimade, il segmente le groupe entre des sujets ayant droit à la dignité (sujets non dupés) et à ceux n’y ayant pas droit (sujets dupés). Il met également en place une hiérarchie par dissymétrie d’informations représentée dans le schéma suivant.
Suite à une brimade, le dupeur gagne du pouvoir vis-à-vis des spectateurs qui le perçoivent comme puissant, car capable de soumettre un individu pour le plaisir de spectateurs. Il inspirera également de la méfiance. Dans le cas de spectateurs en désaccord avec la situation de brimade il perdra en autorité et en confiance. Dans un cas où les individus en désaccord sont plusieurs, l’éducateur peut faire face à une révolte (mais ce cas est malheureusement assez rare).
Bien que cela paraisse évident à ce stade de notre analyse, décortiquons un peu quelques limites éthiques transgressées par la brimade :
— La brimade crée une domination nette : dupeur initié > spectateur > dupé non-initié.
— Le dupé est utilisé comme un objet d’humiliation ayant pour finalité d’amuser les spectateurs tout comme les éducateurs brimants.
— Il est impossible d’avoir un consentement éclairé du dupé ! En effet, les individus qui consentiront à être brimés sont ceux qui chercheront à acquérir une place dans le groupe. Leur difficulté à faire partie du groupe les mettra dans un rôle de bouc émissaire et leur consentement sera davantage déterminé par le désir d’exister dans le groupe (quel que soit le prix à en payer) plutôt que par un désir autodéterminé.

Pour ces raisons, la brimade n’a strictement rien à faire dans une éducation à visée éthique.

L’humour et la démonstration charismatique

Le charisme des narcissiques s’estompe au bout de deux heures et demie à peine. Leur flamboyance, leur charme et leur confiance du départ se métamorphosent rapidement en une autoadmiration aveugle, en une arrogance défensive et en un désengagement moral. La durée très courte de leur charme explique que les narcissiques soient toujours en quête de nouveaux admirateurs – ou de nouvelles victimes.

Tomas Chamorro-Premuzic

L’humour occupe une place importante dans les relations humaines. Il peut par exemple être un bon moyen pour créer des liens par le rire et la complicité. L’humour prend toutefois diverses formes et peut devenir un instrument de pouvoir lorsqu’il génère une hiérarchie entre les « objets du rire » et « l’humoriste » et/ou les spectateurs. On peut donc commencer par questionner le contexte et les ficelles humoristiques (pourquoi est-ce drôle ? Qui est concerné ou visé ? etc.), la forme employée (affiche, blague orale, vidéo, etc.), et enfin la visée de l’humoriste (se moquer ? Rabaisser ? Se protéger pour désamorcer une situation de gêne ? Créer du lien ? Dénoncer ? etc.).
Ainsi, les formes prises par le rire sont multiples tout comme la diversité des situations dans lesquelles il survient. Voyons où nous pouvons trouver des limites éthiques à ces situations.

L’humour peut créer un rapport dissymétrique problématique lorsqu’on « rit de », plutôt que de « rire avec ». Les personnes « objets du rire » sont souvent dépouillées de leur dignité et se retrouvent instrumentalisées par les humoristes, notamment à des fins de domination sociale. Ce mécanisme, déjà violent lorsqu’il apparait dans des relations dîtes égalitaires (entre amis par exemple, où des rapports hiérarchiques visibles n’existent pas), l’est encore plus dans des rapports hiérarchisés. En effet, comment se défendre à armes égales si l’humoriste est notre ministre, notre employeur… ou notre éducateur ? Dans le cas d’un groupe d’individus ayant des éducateurs (Accueil Collectif de Mineurs, stage de formation, etc.), je perçois quatre situations humoristiques possibles lorsque ces derniers sont à l’origine de l’humour. Rien n’est exhaustif ici.

Rire du sujet « objet du rire » en présence de ce dernier :
Visées de l’humoriste : renforcer son image sociale au sein du groupe, prendre le dessus via une attaque ad hominem lors d’une discussion/décision, humilier ou rabaisser le sujet, etc.
Conséquences directes : création de privilèges et de statuts, isolement social, sujet directement dépouillé de sa dignité, compétition charismatique, etc.
Impacts profonds : hiérarchie visible au sein du groupe, insécurité morale et affective, rapports spectaculaires entre les individus, etc.
Rire du sujet « objet du rire » sans ce dernier :
Visées de l’humoriste : humilier ou rabaisser le sujet, satisfaire son égo entre pairs « de statut supérieur », créer du lien avec ces pairs.
Conséquences directes : création de privilèges et de statuts par attribution tacite d’étiquettes, isolement social, sujet indirectement dépouillé de sa dignité, etc.
Impacts profonds : hiérarchie invisible au sein du groupe, insécurité morale et affective, rapports spectaculaires entre les individus, etc.
Rire avec le sujet « objet du rire » en présence de ce dernier :
Visées de l’humoriste : créer du lien, briser des tabous, équilibrer les rapports sociaux, tester les limites d’autodérision, etc.
Conséquences directes : meilleurs rapports entre les individus, reconnaissance possible de chaque individu en tant que membre à part entière du collectif, amélioration des connaissances des limites de chacun, etc.
Impacts profonds : dynamique de groupe positive, cadre éthique et non moral, rapports sincères entre individus, etc.
Rire d’une situation où ce sujet « objet du rire » n’est pas présent :
Visées de l’humoriste : créer du lien entre pairs, se soutenir affectivement dans nos tâches d’éducateur et dissiper des malaises en équipe, utiliser l’humour comme levier empathique, etc.
Conséquences directes : amélioration de la cohésion d’équipe, amélioration des connaissances des éducateurs des limites de chacun, reconnaissance possible de chaque individu en tant que membre à part entière du collectif, etc.
Impacts profonds : dynamique positive d’équipe, cadre éthique et non moral, considération des éducateurs envers chacun, etc.

Ainsi, un éducateur « humoriste » se doit d’être pleinement conscient de ses objectifs et des conséquences engendrées par ses actes. L’humour doit également souvent être requestionné, car il est parfois facile de glisser d’une situation « d’humour éthique » à une situation d’humour dégradante pour un individu. Que se passe-t-il lorsqu’un spectateur interprète mal une dite blague ? Peut-on désigner involontairement des boucs émissaires ? De manière générale, il faut toujours prendre en compte l’environnement global dans lequel l’humour est déployé, et anticiper les espaces et les individus qu’il atteindra. S’il sort d’un espace qui lui était dédié pour atteindre un espace sensible, il impulsera alors potentiellement des dynamiques négatives et non maîtrisées.
Dans des rapports de domination éducative, il arrive que l’individu éduqué puisse se moquer d’un éducateur dans un acte de révolte. Souvent, cela est la conséquence résultant d’un sentiment d’injustice. Alors que ces moqueries ont l’habitude d’être perçues comme « un manque de respect » par l’éducateur, leurs manifestations sont tout à fait cohérentes d’un point de vue pédagogique et psychosocial. L’humour est alors utilisé comme une arme par l’individu éduqué dépouillé de sa puissance d’agir. L’humour est alors un des outils qui lui restent pour inverser le rapport de domination. Cette forme de rébellion laissant supposer que l’individu éduqué se sent oppressé ou n’a pas confiance en l’éducateur, ce dernier doit être attentif quant à sa réponse pédagogique et requestionner sa posture ou le cadre proposé.

Même dans les cas où l’on « rit avec » avec une volonté éthique, il faut rester vigilant aux conséquences de l’humour déployé. Si l’éducateur rit avec un individu éduqué sans pour autant lui laisser la place de s’exprimer lui-même, il n’est pas dans le partage, mais dans ce qu’on peut appeler la démonstration, voire la domination charismatique Cette notion rejoint les analyses de Guy Debord dans la Société du spectacle. L’individu doit se vendre sur le marché des relations interindividuelles en augmentant sa valeur sociale. .La démonstration charismatique est un excellent moyen d’augmenter rapidement sa valeur sociale, comme gagner une joute verbale (clash) Exemple : situation ou un éducateur va « clasher » un individu dont il a la charge devant d’autre membre d’un groupe dont fait partie ce dernier. , savoir se mettre en scène Exemple : un animateur joue de la guitare et fait des chansons sans impliquer les enfants dans la participation création artistique : il se met en scène en laissant les enfants dans un rôle de spectateurs passifs. , se rendre intéressant aux yeux des autres membres du groupe Exemple : un formateur déballe sa vie, les expériences qu’il a vécues, de sa propre initiative dans une conversation avec des stagiaires dans le but de susciter une admiration chez ces derniers. .
L’éthique apparait notamment dans la notion de compétition : puisqu’il faut augmenter sa valeur dans le collectif, il va falloir prendre le dessus, tirer son épingle du jeu. Pour cela, il va falloir user et abuser de l’humour et de la mise en scène de sa personne.
L’éthique apparait également via l’admiration suscitée par la démonstration charismatique qui plonge l’individu éduqué dans un état passif voire dépendant de figures d’exemples. L’admirateur est focalisé sur les perceptions que chacun a des autres (perceptions interindividuelles), et non pas sur la perception que chacun a de soi-même. Alors, soucieux de l’image qu’il renvoie dans le groupe, l’individu ne priorise plus ses besoins internes et se plie à la volonté toute puissante du « bien » du groupe. L’individu est alors hétéronome (non autonome), car incapable de s’autodéterminer.

La perception de la relation

Que nous ayons à faire à des enfants ou à des adultes; être en contact avec la réalité signifie les accepter tels qu’ils sont et non tels que nous souhaiterions qu’ils fussent. Il faut ensuite les accepter où ils en sont.

Gisèle De Failly

Au-delà de notre posture réelle, il y a la manière dont l’éducateur la perçoit (qui peut être décalée de la réalité) et, plus important encore, la manière dont l’être éduqué la perçoit.
Lorsqu’un éducateur décide de questionner sa posture relationnelle, son autoévaluation ne pourra se baser uniquement sur des faits réels. En effet, sa perception de la réalité a de fortes chances d’être modifiée par différents biais. Le biais de confirmation survient lorsqu’un individu se focalise sur les éléments qui vont concorder avec sa vision du monde. Dans le cas d’un éducateur, cela peut se concrétiser par une sélection biaisée des moments où sa posture était adaptée, occultant inconsciemment les moments où elle était en inadéquation avec son éthique et ses visées éducatives. Le biais de rationalisation est ce qu’on pourrait définir par « se trouver des excuses irrationnelles d’apparences rationnelles ». Par exemple si l’éducateur détecte chez lui un comportement inadéquat (« J’ai puni un enfant…) et qu’il trouve une raison rationnelle (… mais c’était pour son bien »), il va balayer l’incohérence auquel il est confronté et donc manquer de recul critique sur sa posture éducative.
Ces deux processus présents dans la psychologie humaine affectent fortement le recul critique des éducateurs dans le cas de la relation à l’être éduqué. Aussi, et pour des raisons affectives, l’éducateur ne veut quelquefois pas remettre en question le type de relation qu’il a développée avec l’être éduqué. Alors, si ces biais sont présents par essence chez l’humain… comment lutter ? En les connaissant dans un premier temps, et en les reconnaissant lorsqu’ils surviennent dans un second temps.
Il faut reconnaitre que c’est un niveau méta-analytique plutôt élevé : ne pas tomber dans les pièges qui empêchent d’éviter d’autres pièges. Malgré cela, ces savoirs et ces outils permettent une autoformation et autoévaluation efficace dans la construction d’une posture éthique.

La perception de l’être éduqué doit également être considérée. Quelques fois, même si la posture de l’éducateur est théoriquement adaptée, elle est inadaptée à la vue de l’individu éduqué. Chaque individu ayant sa propre histoire, les relations qu’il a pu construire auparavant sont plus ou moins oppressantes, et les affects associés sont de nature différente. Ainsi, des individus habitués à subir une « autorité » reposant sur la peur et la force arriveront souvent vers un nouvel éducateur avec une représentation de la relation à l’autorité basée sur la méfiance et la confrontation. Quant aux individus habitués aux mécanismes de la séduction et du chantage affectifs, ils s’attendront probablement à obtenir une situation favorable ou des avantages par un jeu de séduction. Dans ces exemples, ces individus testeront le cadre et la posture des éducateurs en fonction de leurs déterminations passées. Ils vérifieront si leur représentation du monde est toujours vraie dans ce nouvel environnement éducatif, et pourront mal interpréter les réactions de l’autorité, même lorsque celles-ci sont des actes éthiques.
Dans une telle situation, un éducateur pourrait se sentir désorienté s’il pensait que sa posture était adaptée. Il doit alors être attentif à ne pas développer une relation tendant à la confrontation. Un individu éduqué perçu comme « difficile », « irrécupérable », « chiant », « séducteur » ne l’est pas par essence. Il n’éprouve probablement que le besoin d’ajuster ses repères et de déconstruire pour reconstruire ses représentations d’une relation d’autorité.

Ouverture

Bien que ce document ait pour but de pousser le lecteur à une remise en question critique des relations éducatives dans lesquelles il se trouve, je souhaite toutefois ouvrir des réflexions qui me sont venues dans la construction de ma propre posture éthique. En effet, cette construction impliquant une meilleure compréhension de tous les enjeux nécessaires à une relation, tomber dans des travers moraux est facile, et il est bon de ne pas figer ses modèles lorsque notre visée est de tendre à l’éthique.
Ainsi, doit-on parfois stopper une intellectualisation systématique et quelles places doit-on laisser à la sensation et à l’intuition ? L’éducation étant un travail d’humain à humain, cette rationalité éthique n’enlève-t-elle pas cette « humanité sensible » qui devrait être présente dans nos relations ? À quel moment une réflexion éthique très poussée peut-elle générer des relations artificielles ? Comment savoir si l’autre comprend notre fonctionnement ou l’interprète comme une manipulation à des fins négatives ?

Étant déterministe, je ne crois pas à une nature humaine mauvaise. Il est certes facile de glisser vers de nouvelles formes de domination lorsque nous augmentons notre niveau de conscience, mais le chemin vers l’éthique s’accompagne d’une remise en question systématique permettant à l’individu de mettre le bienfait de ses actes au service du collectif, et non pas à son propre service.

Pour continuer sa réflexion…

Rupture de Simon
Libres enfants de Summerhill d’A.S. Neil
S’évader de l’enfance de J. Holt
Faire marcher les enfants, une pratique à questionner des CEMEA
Jeux ou brimades des CEMEA
Le droit de l’enfant au respect de J. Korczak
C’est pour ton bien d’Alice Miller
L’enfance comme catégorie socialement dominée