En un temps où les enfants avaient des ailes, Alix se pose des questions sur une paire d’ailes dont elle ne sait pas quoi faire : tiraillée entre des rêves enivrants et les conseils insistants de ses parents.
Ce conte est proposé en deux versions. La version « comme on l’écrit » est idéale pour une lecture silencieuse ou oralisée de l’histoire, sans jouer les personnages. La version « comme on le dit », facilite une mise en scène.

Dans cet article

Ceux qui élèvent des enfants devraient se demander, jour après jour, si beaucoup des restrictions et des tabous qu’ils leur imposent ne sont pas en fait des chaines physiques et mentales qui, quoique destinées à former ces enfants, écrasent et déforment leurs corps et leurs esprits.

Fred M. Hechinger Pour ou contre Summerhill ? (1982)

Note de Second Souffle

Quand les enfants avaient des ailes est un conte que j’ai découvert en 2016, alors que je constituais mes outils pour un séjour de vacances. Ce conte porte un message très fort et quand je l’ai lu pour la première fois, il m’a paru d’une part très intéressant par les questions éthiques qu’il soulevait, et d’autre part assez faible dans sa forme et son style. Je l’ai tout de même conté plusieurs fois à des enfants et des adolescents, sans jamais être vraiment satisfait. C’est avec l’écriture de mes propres contes et la volonté de diffuser des contes éthiques (donc non moralisateurs) que j’ai désiré modifier ce conte au sein de Second Souffle pour le rééditer. J’ai alors contacté le collectif qui l’avait publié sur Enfance Buissonière pour demander des droits de modification et de réédition, mais l’adresse mail n’était plus valable et le site partiellement désactivé : je ne pouvais donc plus avoir de réponse. J’ai donc décidé de retravailler le style tout en cherchant à conserver l’essence qu’avait voulu y mettre son auteure qui, au passage, est anonyme. Une des modifications majeures est le changement de prénom de l’enfant que l’auteur voulait entre autres neutralisé au niveau du genre : j’ai voulu conserver cette volonté supposée, mais en proposant une autre forme. À plusieurs, nous nous sommes interrogés sur la pertinence du style initial, bourré de répétitions et insistances, et optant parfois pour un ton sermonneur et moralisateur. Même si la volonté présumée de l’auteure est de pointer du doigt des logiques oppressantes pour les enfants, nous avions, en tant que lecteurs et lectrices, l’impression de subir un discours militant déguisé. Nous avons donc considéré cela comme une faiblesse, et avons souhaité retravailler quelques passages plus en finesse. Dans cette nouvelle version, nous ne voulions pas que l’aspect militant traverse le voile du conte en le déchirant, mais plutôt qu’il soit aisément perceptible à partir d’un certain niveau de lecture sans atteindre l’histoire et le plaisir qu’elle pouvait apporter en tant qu’œuvre de fiction. Enfin, nous avions détecté quelques incohérences dans la narration, que nous avons résolues. Bonne lecture de Quand les enfants avaient des ailes, qui, nous espérons, sera lu, écouté et diffusé par de nombreuses personnes, quel que soit leur âge.

Version « comme on l’écrit »

Il était un temps où les enfants naissaient ailés. Oui, ailés : avec des ailes ! Quelle chance, dites-vous ? Malheureusement, ce n’est pas ainsi qu’ils le vivaient : sitôt qu’un enfant naissait, son entourage s’attelait à toute une panoplie d’opérations pour éviter que les ailes ne se développent entièrement. Comme on le ferait avec un arbre qu’on voudrait modeler en bonzaï, les ailes de ces enfants tout juste nés étaient repliées sur elles-mêmes, taillées, et enserrées dans des corsets.

Voici l’histoire d’Alix. Personne n’a jamais su s’il s’agissait d’un petit garçon ou d’une petite fille, mais au fond, ça n’a aucune espèce d’importance. Alix était née avec une superbe paire d’ailes, c’était une chose plutôt rare. Depuis des années et des années, le nombre d’enfants qui naissaient avec une paire d’ailes difforme ou incomplète grandissait. Il arrivait même que certains naissent sans ailes, et Alix les enviait beaucoup ! D’autres avaient juste des petits moignons, au niveau des omoplates. Non, Alix n’avait « pas eu de chance », c’est ce que disait son entourage. Son énorme paire d’ailes était un attribut monstrueux. Quand Alix était tout petit, donc avant qu’il ne soit confronté au regard des autres et qu’on lui fasse prendre conscience de sa « différence », il aimait sentir ses ailes ouvertes derrière lui. Quand quelqu’un essayait de les replier ou de les enserrer, quand on lui interdisait de les toucher ou de jouer avec, Alix demandait toujours « Pourquoi ? ». Alors, on lui répondait tantôt : « pour ne pas les salir », tantôt : « pour ne pas les abimer ». Mais comme Alix grandissait et que ses ailes se développaient derrière lui, les réponses changèrent et prirent plus souvent la forme d’un « parce que ça ne se fait pas » ou « parce que c’est mal élevé », ou encore « parce que », un point c’est tout.

À force de côtoyer des enfants dont les ailes étaient astucieusement camouflées, cachées, enserrées, repliées, ou encore taillées, tronquées, rabougries — sans parler de celles et ceux qui avaient eu la chance de ne pas en avoir ! —, Alix finit par trouver cela normal de ne pas montrer ni toucher ses ailes en public. Elle s’est donc mise à faire tout son possible pour les cacher : elle les pliait, les tordait, les taillait, mais ses efforts n’étaient jamais suffisants. Ses ailes étaient vraiment trop amples et larges, on ne voyait qu’elles ! Et évidemment, plus elle s’entêtait à vouloir cacher ses ailes, plus on s’apercevait de la supercherie. Tant de frustration et de souffrance questionnaient profondément Alix. Pourquoi fallait-il les dissimuler ? Les réponses qu’on lui avait données n’étaient franchement pas convaincantes. Certaines nuits, Alix rêvait d’un monde où les gens ne cachaient pas leurs ailes, un monde où personne n’était surpris de voir des ailes déployées ou de voir quelqu’un se gratter ou se lisser les plumes. Ah ça ! Quelle joie de se lisser les plumes ! Dans certains rêves, Alix bichonnait soigneusement son plumage si souvent maltraité. Et puis dans d’autres rêves, ses ailes s’ouvraient toutes grandes derrière lui. Elles la soulevaient, puis, ses ailes battant l’air ou glissant sur des vents, Alix volait ! Elle s’élevait, et à mesure qu’elle prenait de la hauteur, elle voyait la terre s’éloigner et les gens rapetisser ! Les matins, ses parents la trouvaient souvent par terre, les ailes déployées derrière son dos, frémissantes, comme si elle s’était réellement envolée ! Et ils étaient inquiets, ils ne savaient pas quoi faire et proposer à leur enfant pour l’aider et le débarrasser de cette difformité. Jusqu’au jour où c’en était trop. Ils lui parlèrent sérieusement, évoquant une solution soi-disant miraculeuse. Alix se taisait.

« Oui, on voit bien qu’elles te gênent ! Tu vois la façon dont les gens te regardent. Tout le monde se moque de toi, et il n’y a pas moyen de les cacher convenablement… Et tu sais, on a entendu parler des traitements et chirurgies encore expérimentales, qui progressent vraiment vite à ce qu’il paraît ! Ils disent qu’on pourra bientôt se faire enlever les ailes complètement ! Ils recherchent des patients pour des expérimentations. Ça nous déchire de devoir te dire ça, mais ce serait peut-être bien que tu en fasses partie, tu ne penses pas ? C’est pour ton bien, et ça ne doit pas craindre grand-chose. »

Alix avait le sentiment d’avoir reçu un coup de marteau sur la tête. Elle ne prit pas la peine de répondre et partit soudainement. Son père voulut la rattraper en courant derrière elle, mais quand il arriva sur le pas de la porte, il vit qu’Alix était déjà loin. Elle courait comme sans toucher terre, et plus elle courait, plus elle semblait s’élever… et tous deux comprirent ce qui se passait. Alix était en train de décoller : elle s’envolait pour de vrai ! Elle sentait ses ailes battre dans son dos, comme elle l’avait rêvé si souvent ! Comme dans ses rêves, la terre s’éloignait et les gens rapetissaient ! Alix n’avait jamais ressenti un sentiment plus époustouflant, et il vola un long moment. Pour la première fois depuis sa naissance, ses ailes faisaient ce pour quoi elles étaient faites, c’est dire si elles manquaient d’entrainement ! Quand Alix sentit une grande fatigue le submerger, il était très haut dans le ciel, et il commença à perdre de l’altitude et de la vitesse. La dégringolade commençait, Alix ne cherchait plus qu’à ralentir sa chute pour limiter la casse. Il atterrit finalement non sans difficulté, mais sans trop de dommages, dans un champ près d’un vieil arbre. La ville était si loin maintenant…

À peine eut-il repris ses esprits qu’il entendit derrière lui une voix profonde lui demander : « Ça va ? » L’enfant se retourna, mais ne voyant personne, répondit « Oui, ça va, mais qui es-tu ? »
Il vit alors l’arbre lui sourire et ajouta :
« Et comment un arbre peut-il parler ?
– Et toi, lui répondit l’arbre, peux-tu me dire : comment un enfant peut-il voler ? »

L’enfant jeta un regard en arrière pour regarder ses ailes. Il repensa alors à tous les moments qu’elle avait passés à les tailler, comme on taille des ongles devenus trop longs… Et là, bien qu’ayant perdu quelques plumes dans sa chute, elle voyait ses ailes splendides, toutes déployées, flottant au vent, prêtes à se laisser emporter au moindre courant d’air.
« C’est grâce à elles… » répondit Alix, en désignant ses ailes. Il se mit alors à sangloter soudainement, repensant à toutes ces années où il avait fallu en avoir honte. Ses pleurs devinrent alors des cris, et Alix hurla :
« Mais pourquoi m’ont-ils fait ça ? Pourquoi ?!
– C’est ainsi depuis des générations, lui répondit l’arbre, et chaque génération nouvelle le transmet à sa descendance. Ce sont tes parents qui t’ont appris comment il fallait les haïr, de même que l’avaient fait leurs parents avant eux ; et ainsi de suite depuis des temps anciens.
– Mais, mais ça n’explique pas pourquoi… balbutiait Alix, toujours sous le choc.
– Je ne peux te le dire avec certitude… Peut-être pour se différencier des oiseaux et des autres animaux ? Pour marquer leur supériorité, les êtres humains ont peut-être tenté de gommer toute trace d’animalité en eux ? Regarde, ils ont appelé “cheveux” et “barbes” les poils qui leur poussaient sur la tête et sur le visage, et ils les ont taillés. Ils se sont mis à marcher sur deux pattes qu’ils ont appelées jambes. Ils ont aussi taillé leurs griffes, et les ont appelées “ongles”. Je ne serais donc pas étonné si, un jour, l’un d’eux a déclaré que les ailes représentaient une partie du corps hideuse et honteuse, et qu’en tant que telle, il ne fallait plus qu’elles soient vues.
– Et cette personne a trouvé des gens pour la croire ?
– Probablement par peur ou par intérêt, mais oui, j’imagine…
– Mais… je ne dois pas être seul à penser que les ailes sont faites pour voler ! Personne n’a jamais exprimé son désaccord ?
– Oh, je pense bien que si ! Mais ce n’est pas facile d’être entendu quand on est peu nombreux. Les minorités sont souvent pourchassées et persécutées. Tu vois, si c’est comme cela que vos ailes ont été brimées, je crois que les personnes comme toi pouvaient être présentées comme dangereuses ou diaboliques, donc à convaincre, voire à éliminer.
– Je ne comprends pas… pourquoi seule une minorité réagissait ? Pourquoi pas la majorité, pourquoi pas tout le monde ?
– Peut-être par l’importance qu’ont pris certains humains à la recherche de pouvoir ? Certains emballent leurs discours très joliment, et réussissent à mettre en mouvement des foules entières ! Et puis, pour les autres, ils sont progressivement mis à la marge, et il leur est difficile d’aller à l’encontre de l’opinion commune. Si ce qu’on raconte est juste, les personnes anti-ailes ont dû déployer beaucoup d’énergie pour défendre leurs idées. Cela leur a sûrement permis de devenir la culture principale que tu subis aujourd’hui… C’est pourquoi les chefs ont toujours des gardes et des armées : ils ont besoin de faire peur à celles et ceux qui ne sont pas d’accord avec eux. Et puis, petit à petit, les gens finissent par intégrer leurs lois et leurs principes, jusqu’à y croire fermement. Ainsi, tes ailes seraient devenues l’objet de tant de dégoût et de mépris à cause de la haine de quelques-uns. Le discours de cette haine, puisqu’elle est devenue une croyance, a alors été répété et perpétué.
– Je crois comprendre. Je veux bien croire qu’il est difficile de ne pas croire ce que tout le monde répète, répondit Alix. Quand tout le monde le dit, c’est que ça doit être vrai. Mais quand même… nos ailes sont si grandes ! Comment croire ça ? J’ai toujours su qu’un truc ne tournait pas rond… »

Alix bouillait de colère, elle reprit une fois plus calme :
« Sais-tu pour quelles raisons de plus en plus de gens naissent sans ailes ? Ou avec une seule aile ? Ou avec des ailes plus courtes que les miennes ? Pourquoi sommes-nous si peu à en avoir de si larges ?
– Ça, c’est une question de génétique. Si l’être humain a serré, caché, taillé ses ailes depuis tant et tant de générations, alors celles-ci disparaîtront. Leur inutilité les poussera génétiquement à une lente disparition. Ainsi, les enfants seront toujours plus nombreux à naître comme tu le dis : sans ailes, ou aux ailes atrophiées. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde, et certaines, comme toi justement, naîtront encore dotées d’une superbe paire d’ailes. Deux ailes complètes, parfaitement en mesure de voler ! Et si l’humanité continue à se rogner les ailes comme elle le fait depuis tant de générations, il est probable que les enfants naissant avec une paire d’ailes telle que la tienne seront de moins en moins nombreux, jusqu’à devenir des “anomalies génétiques”… Comme ces enfants qui naissent, encore aujourd’hui, avec une queue ! Oui, une véritable queue prolongeant leur colonne vertébrale, comme c’est le cas chez tant d’animaux !
– Mais pourquoi moi ? Pourquoi ai-je été choisi ? Et qu’est-ce que je vais faire maintenant ?
– Pourquoi toi ? J’imagine que c’est une question de hasard… En revanche, je peux te dire que tes ailes portent en elles toutes les possibilités : si tu te sens maudit parce que tu les portes, elles seront ta malédiction, et tu regretteras jour après jour ton existence. Tu finiras peut-être même par te les amputer, les êtres humains sont capables de beaucoup de choses étonnantes… Mais si, en revanche, tu te sens heureux parce que tu as des ailes, elles t’accompagneront sûrement dans la réalisation de ta joie. »

Pleurer ou rire, le choix semblait fait, mais cela semblait toutefois moins simple dans l’esprit d’Alix. L’arbre reprit :
« Mais, plus probablement, tu remarqueras que tu oscilleras entre ces deux sentiments. Certains jours, tu te sentiras tiré vers le bas par ces ailes trop lourdes et encombrantes, mais d’autres jours (et le plus souvent, je te le souhaite !), tu t’élèveras dans les airs grâce à elles, et tu te sentiras léger comme l’air. »

Ce furent les derniers mots de l’arbre. Soit parce qu’Alix ne le questionna plus, soit parce qu’il se tut, on ne saurait pas le dire. Tous deux restèrent dans le silence un long moment, jusqu’à ce qu’un doux bruissement d’ailes sorte l’enfant de sa méditation. Alix leva les yeux au ciel et vit une nuée de volatiles tourner et virer. Y avait-il d’autres humains dans cet opéra aérien ? La distance et l’éclat du soleil couchant ne lui permettaient pas d’en être certain. Alix hésita un instant. Il ouvrit finalement ses ailes, inspira profondément, et s’éleva dans les airs.

Version « comme on le dit »

Il était un temps où les enfants naissaient ailés. Oui, ailés : avec des ailes ! Quelle chance, dites-vous ? Malheureusement, ce n’est pas ainsi qu’ils le vivaient : sitôt qu’un enfant naissait, son entourage s’attelait à toute une panoplie d’opérations pour éviter que les ailes ne se développent entièrement. Comme on le ferait avec un arbre qu’on voudrait modeler en bonzaï, les ailes de ces enfants tout juste nés étaient repliées sur elles-mêmes, taillées, et enserrées dans des corsets.

Voici l’histoire d’Alix. On n’a jamais su s’il s’agissait d’un petit garçon ou d’une petite fille. Mais au fond, ça n’a aucune espèce d’importance. Alix était née avec une superbe paire d’ailes, c’était une chose plutôt rare. Depuis des années et des années, le nombre d’enfants qui naissaient avec une paire d’ailes difforme ou incomplète grandissait. Il arrivait même que certains naissent sans ailes, et Alix les enviait beaucoup ! D’autres avaient juste des petits moignons, au niveau des omoplates. Non, Alix n’avait pas eu de chance, c’est ce que disait son entourage. Son énorme paire d’ailes était un attribut monstrueux. Quand Alix était tout petit, donc avant qu’il ne soit confronté au regard des autres et qu’on lui fasse prendre conscience de sa différence, il aimait sentir ses ailes ouvertes derrière lui. Quand quelqu’un essayait de les replier ou de les enserrer, quand on lui interdisait de les toucher ou de jouer avec, Alix demandait toujours pourquoi.

Personne 1 « C’est pour ne pas les salir, Alix ! »

Personne 2 « Pour ne pas les abimer, bien sûr. »

Mais comme Alix grandissait et que ses ailes se développaient derrière lui, les réponses changèrent…

Personne 3 « C’est mal élevé de les montrer comme ça ! »

Personne 4 « Parce que c’est comme ça, ça s’fait pas. »

Personne 5 « Parce que, un point c’est tout. »

À force de côtoyer des enfants dont les ailes étaient camouflées, cachées, enserrées, repliées, ou encore taillées, tronquées, rabougries — sans parler de celles et ceux qui avaient eu la chance de ne pas en avoir ! —, Alix finit par trouver normal de ne pas montrer ni toucher ses ailes en public. Elle s’est donc mise à faire tout son possible pour les cacher : elle les pliait, les tordait, les taillait, mais ses efforts n’étaient jamais suffisants. Ses ailes étaient vraiment trop amples et larges, on ne voyait qu’elles ! Et évidemment, plus elle s’entêtait à vouloir cacher ses ailes, plus les gens s’apercevaient de la supercherie. Tant de frustration et de souffrance questionnaient profondément Alix. Pourquoi fallait-il les dissimuler ? Les réponses qu’on lui avait données n’étaient franchement pas convaincantes. Certaines nuits, Alix rêvait d’un monde où les gens ne cachaient pas leurs ailes, un monde où personne n’était surpris de voir des ailes déployées ou de voir quelqu’un se gratter ou se lisser les plumes. Ah ça ! Quelle joie de se lisser les plumes ! Dans certains rêves, Alix bichonnait soigneusement son plumage si souvent maltraité. Et puis dans d’autres rêves, ses ailes s’ouvraient toutes grandes derrière lui. Elles la soulevaient, puis, ses ailes battant l’air ou glissant sur des vents, Alix volait ! Elle s’élevait, et à mesure qu’elle prenait de la hauteur, elle voyait la terre s’éloigner et les gens rapetisser ! Les matins, ses parents la trouvaient souvent par terre, les ailes déployées derrière son dos, frémissantes, comme si elle s’était réellement envolée ! Et ils étaient inquiets, ils ne savaient pas quoi faire et proposer à leur enfant pour l’aider et le débarrasser de cette difformité. Jusqu’au jour où c’en était trop. Ils lui parlèrent sérieusement, évoquant une solution soi-disant miraculeuse. Alix se taisait.

Parents « On voit bien qu’elles te gênent Alix ! Tu vois la façon dont les gens te regardent. Tout le monde se moque de toi, et il n’y a pas moyen de les cacher convenablement…
Et tu sais, on a entendu parler des traitements et chirurgies encore expérimentales, qui progressent vraiment vite à ce qu’il paraît ! Ils disent qu’on pourra bientôt se faire enlever les ailes complètement ! Ils recherchent des patients pour des expérimentations. Ça nous déchire de devoir te dire ça, mais ce serait peut-être bien que tu en fasses partie, tu ne penses pas ? C’est pour ton bien, et ça ne doit pas craindre grand-chose. »

Alix avait le sentiment d’avoir reçu un coup de marteau sur la tête. Elle ne prit pas la peine de répondre et partit soudainement. Son père voulut la rattraper en courant derrière elle, mais quand il arriva sur le pas de la porte, il vit qu’Alix était déjà loin. Elle courait comme sans toucher terre, et plus elle courait, plus elle semblait s’élever… et tous deux comprirent ce qui se passait. Alix était en train de décoller : elle s’envolait pour de vrai ! Elle sentait ses ailes battre dans son dos, comme elle l’avait rêvé si souvent ! Comme dans ses rêves, la terre s’éloignait et les gens rapetissaient ! Alix n’avait jamais ressenti un sentiment plus époustouflant, et il vola un long moment. Pour la première fois depuis sa naissance, ses ailes faisaient ce pour quoi elles étaient faites, c’est dire si elles manquaient d’entrainement ! Quand Alix sentit une grande fatigue le submerger, il était très haut dans le ciel, et il commença à perdre de l’altitude et de la vitesse. La dégringolade commençait, Alix ne cherchait plus qu’à ralentir sa chute pour limiter la casse. Il atterrit finalement non sans difficulté, mais sans trop de dommages, dans un champ près d’un vieil arbre. La ville était si loin maintenant…

À peine eut-il repris ses esprits qu’il entendit derrière lui une voix profonde lui parler.

Arbre « Ça va ? »

Alix « Oui, ça va. Mais qui es-tu ? Et où te caches-tu ? »

Alix ne comprenait pas d’où la voix était venue. Une minute passa avant qu’il ne s’aperçoive qu’un arbre lui souriait.

Alix « Et comment un arbre peut-il parler ? »

Arbre « Et toi, peux-tu me dire comment un enfant peut voler ? »

L’enfant jeta un regard en arrière pour regarder ses ailes. Il repensa alors à tous les moments qu’elle avait passés à les tailler, comme on taille des ongles devenus trop longs… Et là, bien qu’ayant perdu quelques plumes dans sa chute, elle voyait ses ailes splendides, toutes déployées, flottant au vent, prêtes à se laisser emporter au moindre courant d’air.

Alix « C’est grâce à mes ailes… »

Alix se mit alors à sangloter soudainement, repensant à toutes ces années où il avait fallu en avoir honte.

Alix « Mais pourquoi ils m’ont fait ça ? Pourquoi hein ? »

Arbre « C’est ainsi depuis des générations. Chaque génération nouvelle le transmet à sa descendance. Ce sont tes parents qui t’ont appris comment il fallait les haïr, de même que l’avaient fait leurs parents avant eux ; et ainsi de suite depuis des temps anciens. »

Alix « Mais, mais ça n’explique pas pourquoi… »

Arbre « Je ne peux te le dire avec certitude… Peut-être pour se différencier des oiseaux et des autres animaux ? Pour marquer leur supériorité, les êtres humains ont peut-être tenté de gommer toute trace d’animalité en eux ? Regarde, ils ont appelé “cheveux” et “barbes” les poils qui leur poussaient sur la tête et sur le visage, et ils les ont taillés. Ils se sont mis à marcher sur deux pattes qu’ils ont appelées jambes. Ils ont aussi taillé leurs griffes, et les ont appelées “ongles”. Je ne serais donc pas étonné si, un jour, l’un d’eux a déclaré que les ailes représentaient une partie du corps hideuse et honteuse, et qu’en tant que telle, il ne fallait plus qu’elles soient vues. »

Alix « Et cette personne a trouvé des gens pour la croire ? »

Arbre « Probablement par peur ou par intérêt, mais oui, j’imagine… »

Alix « Mais… je ne dois pas être seul à penser que les ailes sont faites pour voler ! Personne n’a jamais exprimé son désaccord ? »

Arbre « Oh, je pense bien que si ! Mais ce n’est pas facile d’être entendu quand on est peu nombreux. Les minorités sont souvent pourchassées et persécutées. Tu vois, si c’est comme cela que vos ailes ont été brimées, je crois que les personnes comme toi pouvaient être présentées comme dangereuses ou diaboliques, donc à convaincre, voire à éliminer. »

Alix « Je ne comprends pas… pourquoi seule une minorité réagissait ? Pourquoi pas la majorité, pourquoi pas tout le monde ? »

Arbre « Peut-être par l’importance qu’ont pris certains humains à la recherche de pouvoir ?
Certains emballent leurs discours très joliment, et réussissent à mettre en mouvement des foules entières ! Et puis, pour les autres, ils sont progressivement mis à la marge, et il leur est difficile d’aller à l’encontre de l’opinion commune. Si ce qu’on raconte est juste, les personnes anti-ailes ont dû déployer beaucoup d’énergie pour défendre leurs idées. Cela leur a sûrement permis de devenir la culture principale que tu subis aujourd’hui… C’est pourquoi les chefs ont toujours des gardes et des armées : ils ont besoin de faire peur à celles et ceux qui ne sont pas d’accord avec eux. Et puis, petit à petit, les gens finissent par intégrer leurs lois et leurs principes, jusqu’à y croire fermement. Ainsi, tes ailes seraient devenues l’objet de tant de dégoût et de mépris à cause de la haine de quelques-uns.
Le discours de cette haine, puisqu’elle est devenue une croyance, a alors été répété et perpétué. »

Alix *« Je crois comprendre. Je veux bien croire qu’il est difficile de ne pas croire ce que tout le monde répète, répondit Alix. Quand tout le monde le dit, c’est que ça doit être vrai. Mais quand même… nos ailes sont si grandes ! Comment croire ça ? J’ai toujours su qu’un truc ne tournait pas rond !

Sais-tu pour quelles raisons de plus en plus de gens naissent sans ailes ? Ou avec une seule aile ? Ou avec des ailes plus courtes que les miennes ? Pourquoi sommes-nous si peu à en avoir de si larges ? »*

Arbre « Ça, c’est une question de génétique. Si l’être humain a serré, caché, taillé ses ailes depuis tant et tant de générations, alors celles-ci disparaîtront. Leur inutilité les poussera génétiquement à une lente disparition. Ainsi, les enfants seront toujours plus nombreux à naître comme tu le dis : sans ailes, ou aux ailes atrophiées. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde, et certaines, comme toi justement, naîtront encore dotées d’une superbe paire d’ailes. Deux ailes complètes, parfaitement en mesure de voler ! Et si l’humanité continue à se rogner les ailes comme elle le fait depuis tant de générations, il est probable que les enfants naissant avec une paire d’ailes telle que la tienne seront de moins en moins nombreux, jusqu’à devenir des “anomalies génétiques”… Comme ces enfants qui naissent, encore aujourd’hui, avec une queue ! Oui, une véritable queue prolongeant leur colonne vertébrale, comme c’est le cas chez tant d’animaux ! »

Alix « Mais pourquoi moi ? Pourquoi ai-je été choisi ? Et qu’est-ce que je vais faire maintenant ? »

Arbre « Pourquoi toi ? J’imagine que c’est une question de hasard… En revanche, je peux te dire que tes ailes portent en elles toutes les possibilités : si tu te sens maudit parce que tu les portes, elles seront ta malédiction, et tu regretteras jour après jour ton existence. Tu finiras peut-être même par te les amputer, les êtres humains sont capables de beaucoup de choses étonnantes… Mais si, en revanche, tu te sens heureux parce que tu as des ailes, elles t’accompagneront sûrement dans la réalisation de ta joie.
Mais, plus probablement, tu remarqueras que tu oscilleras entre ces deux sentiments. Certains jours, tu te sentiras tiré vers le bas par ces ailes trop lourdes et encombrantes, mais d’autres jours (et le plus souvent, je te le souhaite !), tu t’élèveras dans les airs grâce à elles, et tu te sentiras léger comme l’air. »

Ce furent les derniers mots de l’arbre. Soit parce qu’Alix ne le questionna plus, soit parce qu’il se tut, on ne saurait pas le dire. Tous deux restèrent dans le silence un long moment, jusqu’à ce qu’un doux bruissement d’ailes sorte l’enfant de sa méditation. Alix leva les yeux au ciel et vit une nuée de volatiles tourner et virer. Y avait-il d’autres humains dans cet opéra aérien ? La distance et l’éclat du soleil couchant ne lui permettaient pas d’en être certain.

Alix hésita un instant.

Elle ouvrit finalement ses ailes, et s’éleva dans les airs.