Comment proposer un cadre juste et utiliser des moyens en cohérence avec celui-ci pour le mettre en œuvre ? Un cadre peut-il être juste si la punition est le moyen de le faire respecter ? Quelles sont les différences entre la sanction et la punition ? Qu’est-ce qu’une consigne, qu’est-ce qu’une règle ? Pourquoi les systèmes d’obéissance sont-ils injustes ?
Ce texte répond concrètement à de nombreuses questions concernant la posture dans différents cadres éducatifs. Au travers d’exemples et d’explications de concepts, il cherche à constituer un outil aussi bien théorique que pratique pour permettre à chacun·e d’améliorer de manière éthique son autorité en tant qu’acteur ou qu’actrice éducative.

Dans cet article

On a l’habitude de voir le masculin absorber grammaticalement le féminin. Ici, le féminin et le masculin sont employés de manière aléatoire, ceci dans le but de conserver une lecture fluide tout en neutralisant la langue.

Si j’ordonnais à un général de voler d’une fleur à l’autre à la façon d’un papillon, ou d’écrire une tragédie, ou de se changer en oiseau de mer, et si le général n’exécutait pas l’ordre reçu, qui, de lui ou de moi, serait dans son tort ?
— Ce serait vous, dit fermement le petit prince.
— Exact. Il faut exiger de chacun ce que chacun peut donner, reprit le roi. L’autorité repose d’abord sur la raison. Si tu ordonnes à ton peuple d’aller se jeter à la mer, il fera la révolution. J’ai le droit d’exiger l’obéissance parce que mes ordres sont raisonnables.

Antoine de Saint-Exupéry, Le petit Prince (1943)

Note sur l’ouvrage paru en 2022

Sur la base d’un texte d’Aviv écrit en 2014, Aviv et Thomas ont désiré écrire davantage pour fabriquer un outil utile en formation d’animation volontaire ou professionnelle, et pour outiller les animateur·rices des séjours de vacances qu’ils investissaient. Un document de 12 pages a ainsi vu le jour en 2016 (ASPCP - Autorité, Sanction, Punition, Cadre et Posture). Dans un deuxième temps, une brochure de 80 pages a été mise en ligne sur le site de Second souffle en 2018 (La Posture éducative - Punition, Sanction, Autorité & Cadre) : c’est celle que vous consultez actuellement.
L’évolution de ce travail a progressivement abouti à un ouvrage comprenant un ensemble de contenus enrichissant la brochure ci-présente. Ils ont été rédigé au fur et à mesure des manques identifiés dans des espaces de formations, et grâce aux retours des personnes qui utilisaient la brochure dans leurs espaces éducatifs respectifs. Merci à elles ! Enfin, merci à Raphaël pour avoir écrit les premiers jets des chapitres Des institutions pour tendre à l’État éthique et La séduction, ainsi qu’à Romane pour ses dessins pages 121 et 151 et son cadre des batailles d’eau page 112.

Lien vers La posture éducative - Penser le pouvoir pour une éthique de l’éducation

Concepts indispensables

Éducation, Éduquer, Environnement Éducatif Le mot éduquer a été critiqué par des groupes dont nous partageons en grande partie la vision politique. Dans le texte Éduquer est ignoble du collectif d’enfants berlinois K.R.Ä.T.Z.A, le caractère vertical et aliénant de l’éducation traditionnelle y est décrypté. Bien que nous partageons ce constat, nous choisissons délibérément de nous réapproprier cette terminologie en la redéfinissant. Nous considérons en effet que l’usager s’éduque lui-même en utilisant ce qui l’environne pour le faire.
Ainsi, un acteur éducatif conçoit et entretient cet environnement éducatif dans lequel l’usager est libre de s’éduquer.
Éthique L’éthique constitue chez les personnes l’ensemble des valeurs qu’elles ont acquises individuellement par expérimentation, leur permettant notamment d’envisager leur Morale de façon critique.
Morale La Morale est l’ensemble des valeurs collectives transmises, jugeant du bien et du mal. Ces valeurs sont toujours liées à des sociétés — patrie, communautés, tribus, familles, etc. — et sont souvent imposées aux membres qui les composent.
Cadre Le cadre est l’ensemble de règles régissant un collectif, quel qu’il soit (lois, règlements, règles de vie, etc.), et exprimant la partie explicite du contrat social à laquelle les individus sont inféodés.
Enfant/Adulte À Second Souffle, nous défendons une vision anti-âgiste et nous pensons que le statut de mineur comporte des assignations dont les conséquences sont oppressantes. Nous pensons néanmoins que ne plus utiliser les mots « adulte » et « enfant » masquerait des rapports de force qu’impliquent ces deux statuts. Par conséquent, nous décidons de les utiliser uniquement en tant que statuts existants, mais que nous désirons vider de leurs portées assignantes.

L'éducation éthique L’éducation éthique prétend que chaque personne sera en mesure de comprendre les règles imposées par la vie en collectivité et que la collectivité sera en mesure de prendre les individus en compte afin d’ajuster et d’améliorer ses règles.
L’éducation éthique mise sur la justesse de son cadre pour que ce dernier soit respecté plutôt que l’utilisation de la violence comme instrument essentiel au maintien d’un cadre injuste.

La punition

Punir est un concept venant de Peine. Le système pénal est un système de punition dont l’intention est d’infliger de la peine. L’idée principale du système pénal est la vengeance. Par le passé, les peines n’étaient pas échelonnées en fonction de la gravité de la transgression. Ainsi, on pouvait être puni de mort pour meurtre aussi bien que pour un vol de fruits dans un jardin. Ce n’est que beaucoup plus tard que vint l’idée de peines proportionnelles, nous emmenant aujourd’hui à un système de peines dîtes « échelonnées » en fonction de la gravité du crime ou du délit. Par ailleurs, la justice a évolué petit à petit vers une répartition des responsabilités dans l’application des punitions, entrainant un léger adoucissement de la violence perçue par les personnes en dehors du processus. De même que peindre en vert un logo d’un vendeur de carburant ne le rend pas écologiste, une justice basée sur la punition prétendant sanctionner (« sanction pénale ») ne fait en réalité que masquer un système injuste.

Si tu coupes la langue qui a menti et la main qui a volé tu seras, en quelques jours, maître d’un petit peuple de muets et de manchots.

Fernand Deligny, Graine de Crapule (1960)

La punition n’en reste pas moins un acte commis par les tenants du cadre dans le but de dissuader les potentiels coupables de futures transgressions aux règles de celui-ci. Elle exprime un rapport de force entre la peur de la violence qu’elle inflige et le désir ou besoin de transgresser d’un individu.

Imaginons que le désir individuel soit le désir d’une individue plongée dans un cadre collectif et dans lequel un désir maître est l’orientation donnée/imposée par les tenants du cadre :
une grande flèche symbolise la force du désir, qu’il soit le désir individuel ou le désir maître ;
l’angle alpha (α) représente la divergence entre le désir individuel et le désir maître.
Par conséquent, au plus l’angle alpha (α) est élevé, au plus la tension entre les tenants du cadre (imposant le désir maître) et l’individue s’élevera également. Aussi, un désir individuel très élevé peut se mettre en concurrence avec le désir maître.


Dans le cadre punitif, le désir maître cherche à augmenter sa force afin d’annihiler un désir individuel divergent. Il ne cherche donc pas du tout à s’adapter aux besoins exprimés par le désir individuel, et cherche à l’écraser aux moyens de punitions préconçues, censées inspirer la peur.


Lorsque la punition fonctionne, le désir individuel s’écrase laissant désir maître s’imposer. La peur de la punition est la force principale qui annihile le désir individuel. Ainsi, l’envie d’opposition de l’individu n’a pas été changée (l’angle alpha (α) est toujours le même), mais puisque sa force est inférieure à la peur générée par le désir maître, elle ne lui permet pas de maintenir son désir individuel.


Nous ne considérons pas qu’un enfant soit discipliné quand ses professeurs ont réussi à le rendre aussi silencieux qu’un muet et aussi immobile qu’un paralytique. Un tel individu n’est pas discipliné, mais annihilé. Nous disons d’un individu qu’il est discipliné quand il est maître de lui-même et qu’il est capable de contrôler sa conduite dans les occasions où il faut suivre des règles.

Maria Montessori

Avec ou sans transgression, la punition est un appareil dissuasif n’ayant jamais pour intention de réparer les dommages occasionnés par une transgression commise. La punition s’inscrit pleinement dans des rapports hiérarchiques entre les personnes : entre celles capables de l’infliger et celles incapables de la contourner.

Les limites de la punition.

La punition ne peut pas être juste.
Elle est un jugement plus ou moins arbitraire du degré de gravité de la faute. Ainsi, elle est toujours disproportionnée par rapport à la transgression qui l’a engendrée.
La personne qui punit peut voir son jugement influencé par de multiples facteurs, comme la relation qu’elle entretient avec le puni, son état de fatigue, sa morale, etc. Encore aujourd’hui, être homosexuel peut être puni, car considéré comme un crime dans certaines sociétés.

La punition ne peut pas être éducative. Bien qu’elle soit un outil utilisé suite à une transgression pour maintenir un cadre dit éducatif, la punition n’inclut ni la notion de compréhension des actes commis et de ses conséquences, ni la réparation des dommages occasionnés, ni la notion de protection. Elle n’est donc ni là pour protéger les éventuelles victimes, ni pour faire avancer les personnes ayant transgressé le cadre.

La punition ne croit pas en la capacité d’une personne à s’éduquer. Elle considère les personnes hors cadre comme des problèmes à résoudre, dont la fin justifie les moyens (éducation forcée).

La punition a pour fonction principale d’être douloureuse. Elle est une peine échelonnée et cadrée par des règles, mais elle reste une douleur que le système se permet d’infliger.

La punition est génératrice d’injustice. Comme son échelonnage est arbitraire, la punition créera souvent un sentiment d’injustice se couplant systématiquement à une réelle injustice. Lorsque le sentiment d’injustice est trop fort, cela engendrera de la rébellion qui empêchera la réalisation de l’objectif même de la punition : le maintien du cadre.

La punition diminue la responsabilisation de la personne la subissant, et elle ne permet pas une reconnaissance saine de la faute. Ainsi, la peur de la punition poussera la personne ayant transgressé à nier ou à amoindrir sa culpabilité.

Les punitions transgressent souvent les règles qu’elles sont censées protéger. Par exemple, un enfant transgresse une règle en volant un objet, puis une animatrice transgresse une règle en fouillant dans le sac de l’enfant. Se présente ici le non-sens de la peine de mort  une personne transgresse la loi en tuant, la justice la condamne à mort.

La punition est dissuasive, ce qui signifie que ceux qui punissent règnent par la peur. Lorsque l’on dissuade grâce à la punition, cela signifie que l’on oppose le désir de réaliser l’acte transgressif au désir de ne pas souffrir (générant la peur de réaliser la transgression). L’enjeu de la dissuasion est de rendre la peur plus grande que le désir de la transgression, mais un cadre très restrictif, augmente le désir de le transgresser. Ce cadre utilisera alors des punitions toujours plus grandes, car il devra réussir à faire régner plus de peur que le désir de transgresser qu’il produit.

La punition diminue les chances de réconciliation. La “coupable” n’est pas incitée à reconnaître ses torts, et comme la punition ne répare pas, la “victime” pourra sentir un sentiment d’injustice, voire de persécution. La “coupable” n’est jamais encouragée à chercher la réconciliation tandis que la “victime” est encouragée à rester dans une position de victime.

La punition amène souvent à la répression, car moins elle est efficace, plus il faudra l’augmenter. Ainsi, une personne étant moins sujette à la peur et/ou au mal qu’infligent les peines continuera de transgresser et tiendra en échec un système punitif qui renforcera alors sa violence pour tenter de la mater.

Si aujourd’hui tu donnes une gifle, demain, puisque la gifle aura été sans effet, il te faudra donner un coup de poing, après-demain un coup de matraque, puis installer une chambre des supplices. Tu crois que j’exagère ? Et pourtant combien de maisons de rééducation s’ornaient de cellules d’isolement aussi inconfortables que possible où l’on jetait l’enfant puni en le privant de nourriture. Pendant qu’il était là-dedans, il fichait la paix au personnel, en attendant la mort. Ou le comble de l’adaptation sociale.

Fernand Deligny, Graine de Crapule (1960)

La sanction

À Second Souffle, nous considérons que la sanction est un acte éducatif qui a l’intention de faire porter la conséquence d’une transgression à son auteure. La sanction aura donc comme premières intentions de protéger la ou les victimes d’une transgression, de responsabiliser son auteur, et si possible d’envisager une réparation.

La sanction comprend là où la punition condamne.
La sanction répare là où la punition réprime.
La sanction éduque là où la punition soumet.

La sanction est l’outil de l’équipe pédagogique qui lui permettra de maintenir son autorité tout en garantissant le cadre.

L’animateur qui punit risquera de détériorer sa relation avec un ou des enfants, voire entrer dans une spirale de conflits. Quand la punition agit dans un cadre moral (notion de bien ou de mal collectif), la sanction fonctionne par l’éthique (notion d’évaluation individuelle de la conséquence de ses actes). Ainsi, il existe une infinité de sanctions étant donné qu’elles varieront en fonction des transgressions et du cadre. Cela demandera donc à l’actrice éducative de comprendre en profondeur le fonctionnement de la sanction. Par ailleurs, celle-ci évolue systématiquement et n’est jamais définitive.
Chaque sanction comprend la réconciliation et le pardon, et l’enfant sanctionné récupère le même statut que n’importe quel autre une fois le processus de la sanction achevé. Cela implique qu’il bénéficie à nouveau des avantages que lui permet le cadre collectif.

Comment une sanction se pense-t-elle ?

Nous commencerons ici par lister les différents buts de la sanction, puis nous les illustrerons avec quatre exemples.

Premier but : PROTÉGER
S’il est bien construit, le cadre (qu’on abordera plus bas) protège les individus du groupe. Ainsi, lorsqu’il est transgressé, une conséquence négative risque de tomber sur quelqu’un. Le premier but de la sanction est d’anticiper cette conséquence et de protéger l’intégralité des personnes constituant le collectif.

Second but : RESPONSABILISER
La sanction responsabilise individuellement et permet aux personnes de confronter leurs actes à leurs conséquences sur le collectif, et donc d’en comprendre les impacts. Un cadre ne peut perdurer si les personnes ne le comprennent pas et ne prennent pas leur responsabilité au sein de celui-ci. En partant du principe qu’une transgression est un manque de compréhension du cadre de la part des individus, il s’agit donc pour l’équipe de faciliter la compréhension du cadre via la sanction. L’adulte doit pouvoir expliquer à l’enfant les problèmes que la transgression engendre, et expliquer son lien avec la sanction.

Troisième but : Réhabiliter la confiance
L’idée pour l’équipe pédagogique ou l’acteur éducatif est donc de (re)trouver le plus vite possible de la confiance envers l’enfant transgressant et non pas de rester (voire nourrir) une rancune vis-à-vis de ce dernier. Le manque de confiance entre deux parties peut être compensé par une logique de contrat (tacite ou formalisé), permettant ainsi à l’enfant de revenir à ses droits initiaux, et à l’adulte de progresser dans sa confiance envers l’enfant.

Quatrième but : Réparer (si besoin et si possible)
La sanction doit également amener l’enfant à agir directement sur ce qui résulte de sa transgression, donc elle doit mettre en œuvre une logique de réparation. Cette réparation est nécessaire d’une part pour les victimes subissant les conséquences de la transgression, d’autre part pour achever le processus de responsabilisation, et enfin pour poursuivre la réhabilitation de la confiance. Nous ne voyons donc pas la confiance comme une récompense que l’adulte donne à l’enfant, mais bien comme l’amélioration de la relation adulte/enfant.

Cinquième but : Réconcillier
La sanction n’entendant pas exclure une personne définitivement du cadre initial, la réconciliation constitue l’un de ses objectifs majeurs. La réconciliation est à la fois celle des “victimes” avec les “coupables” et celle des garantes du cadre avec ces derniers. À l’issue de cette étape, la confiance mise à mal précédemment est retrouvée et est souvent augmentée entre les garantes du cadre et la “coupable”.

But global : Comprendre le cadre
Chacune de ces étapes participe à une compréhension plus profonde du cadre. Via une posture empathique de l’adulte, l’enfant est lui-même amené à développer son empathie. Ce dernier intègre ainsi sa responsabilité individuelle au sein des contraintes collectives. Arrivé à cette étape, le respect du cadre par l’enfant est le résultat d’une motivation interne (par exemple : « Je n’ai pas envie de déranger d’autres personnes ») et non d’une motivation externe (par exemple : « Si je suis sage, j’aurais un dessert »).

  Situation 1
Une enfant empêche le bon déroulement d’une activité.
1. L’enfant est mise à l’écart pendant cette activité afin de protéger les autres de ces actes. L’idée n’est pas de lui « donner une leçon », mais de l’empêcher de nuire au groupe. Il peut par exemple lui être proposé une autre activité en parallèle, etc.
2. L’animatrice explique à l’enfant en quoi empêcher les autres de vivre leur activité les limite dans leur liberté. Elle lui explique également pourquoi le mettre à l’écart est nécessaire pour protéger le groupe. Enfin, elle lui explique qu’à cause de cela, l’équipe ne peut plus lui faire totalement confiance. Si l’enfant ayant transgressé en est capable, elle peut avoir un rôle actif (expliquer d’elle-même en quoi ses comportements étaient limitants, et elle peut éventuellement proposer d’elle-même une sanction).
3. Si l’enfant veut réintégrer l’activité, l’animatrice lui donne quelques règles préalables à sa réintégration (exemple : ne crie pas quand on doit se concentrer ; ne jette pas ta peinture sur celle du voisin ; etc.) et l’enfant consent à suivre ces règles.
4. En fonction de la transgression initiale, il est possible qu’aucune réparation ne soit nécessaire. Par contre, si l’enfant a cassé en toute connaissance de cause l’arc de quelqu’un, elle peut par exemple l’aider à en fabriquer un autre.
5. La remise en confiance (contrat respecté...), la responsabilisation (compréhension des limites des autres) et l’éventuelle réparation permettent aux victimes" de se sentir reconnues. Ce processus a permis de reconstruire un lien positif entre les enfants victimes et l’enfant transgresseur, et entre ce dernier et l’équipe.

  Situation 2
Bien que parfaitement au courant de la manière dont on peut utiliser des ciseaux, un enfant casse une paire en tentant de couper des cailloux.
1. L’animateur prive temporairement l’enfant de sa liberté d’utiliser des ciseaux pour garantir aux autres personnes l’accès à un matériel en bon état.
2. L’animateur explique à l’enfant en quoi casser des ciseaux limite la liberté des autres d’en utiliser à leur tour. Il explique donc qu’il lui est nécessaire de lui interdire l’utilisation des ciseaux pour un moment.
3. Si l’enfant veut de nouveau utiliser des ciseaux, l’animateur peut, par exemple, lui autoriser leur utilisation mais uniquement en présence d’animatrices dans un premier temps. Si tout va bien, alors il y aura à nouveau accès en autonomie.
4. Pour remplacer le matériel cassé, l’enfant accompagne l’animateur au magasin pour acheter une nouvelle paire de ciseaux. Il ajoute également la facture correspondante au livre des dépenses et l’animateur lui explique comment ça marche s’il ne sait pas encore le faire.
5. Comme précédemment, ce processus permet un retour à une utilisation des ciseaux en autonomie. L’enfant a modifié son comportement après avoir compris en quoi ce dernier atteignait le collectif, provoquant alors le retour d’un sentiment de confiance entre l’équipe et l’enfant.

  Situation 3
Une enfant ne respecte pas sciemment des normes d’hygiène assez strictes imposées par la structure au niveau de la cuisine. Ces normes étant soumises à des contrôles vétérinaires, l’équipe de cuisine serait la première touchée par une transgression.
1. L’enfant n’est plus autorisée à être en autonomie dans les zones à proximité de la cuisine.
2. L’animatrice explique à l’enfant en quoi l’impact de la transgression peut être grave pour le collectif, et rappelle à l’enfant qu’elle connaissait pourtant les normes. Le lien de confiance est donc atteint et il n’est donc plus possible pour elle d’être autonome dans cette zone. Comme précédemment, l’enfant peut jouer un rôle actif dans ce processus.
3. L’enfant souhaite de nouveau pouvoir être en autonomie dans la cuisine. Un contrat écrit est passé entre elle et le personnel de la cuisine : si elle transgresse à nouveau les normes d’hygiène dans les deux prochains jours, la sanction sera appliquée à nouveau pour une période plus longue.
4. Aucune réparation n’est ici nécessaire.
5. Une fois le contrat accompli, le lien de confiance est rétabli entre l’équipe et l’enfant, lui permettant ainsi une pleine autonomie dans la zone de la cuisine.

Ces buts que traverse la sanction ne sont pas des étapes obligatoires et leur chronologie peut être bousculée. Il se peut que l’ensemble de ces buts soient atteints en moins de 30 secondes, comme avec l’exemple ci-dessous.

  Situation 4
Julien ne range pas son marteau après utilisation, une animatrice lui explique que s’il ne le fait pas il risque de s’abimer voire d’être perdu. Julien ne veut toujours pas. L’animatrice lui explique alors qu’il n’aura plus accès aux marteaux (sanction protectrice). Julien comprend les conséquences du non-rangement de marteau (responsabilisation) et il range directement le marteau (réparation et remise en confiance). L’animatrice remercie Julien et il part faire autre chose (réconciliation).

Le problème est parfois plus complexe, car l’enfant montre des résistances ou l’adulte n’a pas une posture totalement calibrée. Ce processus prendra alors plus de temps et certaines étapes auront besoin d’être formalisées de manière claire. Comme dans la situation 3, il arrive que l’établissement d’un contrat écrit soit nécessaire.

Choix des sanctions et posture éducative.

Au final, la plus grande difficulté pour les garantes du cadre consiste à trouver une posture éducative et des sanctions adéquates. Cela implique d’être un adulte en perpétuelle observation, réflexion et remise en question, et capable d’oublier l’idée selon laquelle être adulte suffirait à donner raison. Dans ce fonctionnement, il va falloir s’appuyer sur le cadre et la logique pour justifier chacun de ces choix. Cette posture éducative s’oppose à une posture injuste utilisant la punition, bien plus simple à réaliser (déconnectée de la transgression, peut-être unique et graduée, ou extrêmement simpliste).

Exemples :
6 mois de prison ; 1 an ; 2 ans ; perpétuité ; peine de mort.
Au piquet ; privé de veillée ; se coucher plus tôt ; etc.
2 h de retenue ; points de comportement ; expulsion temporaire ; renvoi.

La sanction se doit quant à elle de remplir plusieurs fonctions et, contrairement à la punition, les formes qu’elle peut prendre sont quasiment illimitées. L’animateur devra donc être très actif dans ses choix et sa réflexion, et cela demande une certaine pratique et un certain recul qu’il n’est pas toujours facile d’avoir lorsque l’on a auparavant évolué dans des cadres injustes.

(...) a pris forme un nouveau type de maitresse. Celle-ci doit, au lieu de la parole, apprendre le silence ; au lieu d’enseigner, observer ; au lieu de se revêtir d’une dignité orgueilleuse qui veut paraître infaillible, se revêtir d’humilité.

Maria Montessori


Il est donc impossible d’envisager la sanction comme une recette de cuisine, mais voici quelques conseils :

Intervenez le plus tôt possible. Intervenir tôt permettra à l’enfant de mieux relier ses actes à leurs conséquences. Vous confirmerez votre statut de garante du cadre. Bien qu’il soit normal que les enfants testent les règles. En tant que tenant du cadre, il faut agir immédiatement si cela est nécessaire. De nombreux animateurs n’interviennent pas pour les transgressions mineures et admettent l’idée que les règles collectives sont faites pour être plus ou moins respectées. Ne pas intervenir lorsqu’un enfant teste le cadre signifie lui sous-communiquer que le cadre officiel n’est pas à respecter entièrement. De nombreuses animatrices démarrent leur séjour en intervenant peu et finissent en étant très agressives. C’est ainsi qu’elles finissent par être injustes.
Attention : intervenir tôt ne signifie pas pour autant choisir directement la sanction. Appliquez la sanction immédiatement si vous avez déjà une sanction adéquate. Sinon, intervenez pour que l’enfant stoppe sa transgression (protection) et dites lui que vous avez besoin de réfléchir à la sanction. Vous l’appliquerez plus tard.

Dans cette continuité là, présenter une transgression comme « pas grave » si cette dernière n’est pas détectée par les tenants du cadre (du genre, « pas vu, pas pris ! »), équivaut à saboter soi-même le cadre. Toutefois, il peut arriver qu’une professeure laisse faire une enfant si elle considère qu’elle n’était pas dangereuse pour elle-même ou pour autrui. En réalité, ce genre de comportement correspond davantage à un « vu, mais toléré car ton comportement ne nuit à personne et participe à ta compréhension du monde ». Souvent, cet acte éducatif s’accompagne de langage non verbal tel qu’un échange de regard empathique.

La sanction doit découler de l’acte. Réfléchissez à la conséquence de la transgression et ce qu’elle provoque. Qu’est-ce qu’elle détruit ? Comment le reconstruit-on ? Bien entendu, certaines choses ne sont pas totalement réparables, il est impossible pour quiconque de reboucher une égratignure qu’il ou elle a provoquée ; mais soigner dans la limite de ses pouvoirs est une réparation.

Méfie-toi des solutions immédiates : il ne sert à rien de brancher une lampe à pétrole sur le courant électrique.

Fernand Deligny, Graine de Crapule (1960)

La sanction ne peut être personnelle. Si votre relation est mauvaise avec l’enfant, essayez d’imaginer ce que vous mettriez en place comme sanction à un enfant que vous appréciez. Si vous n’y arrivez pas, demandez à une autre animatrice de vous aider à choisir.

C’est celle qui intervient qui applique la sanction. Cette méthode clarifiera les choses pour l’enfant : toutes les adultes présentes sont garantes du cadre, pas plus la directrice que les animateurs. On peut donc choisir en équipe la sanction, mais c’est bien l’animatrice qui est intervenue lors de la transgression qui l’appliquera.

Accompagnez l’enfant dans sa sanction. Il faut aider l’enfant à faire sa sanction s’il en a besoin. Cela favorisera une bonne relation avec l’enfant et l’empêchera de faire un amalgame entre punition et sanction. Par ailleurs, cela lui permettra de ne pas être piégé dans sa sanction et la vivre comme une humiliation. La première fois que l’enfant subit une sanction difficile à réaliser, donnez-lui un coup de main pour le faire. Le but de la sanction n’est pas de mettre l’enfant en difficulté.

Le véritable devoir du maitre est d’aider, pas de juger.

Maria Montessori

Accepter de ne pas infliger de peine, c’est accepter qu’un enfant puisse prendre du plaisir dans sa sanction. Si l’enfant s’amuse en appliquant sa sanction, ce n’est pas grave, et cela ne signifie pas pour autant qu’il recommencera. Et si c’était le cas, faites simplement évoluer vos sanctions.

Faites évoluer vos sanctions. Il peut arriver que les enfants jouent avec votre sanction et c’est normal, car ils vérifient la cohérence du système, et cela les aide à mieux le comprendre. Pour éviter ce jeu, vos sanctions doivent évoluer pour que l’enfant se confronte plus profondément aux conséquences qu’engendrent ses actes.
  Par exemple :
Un enfant dessine une fois sur la table > il nettoie avec votre aide ; l’enfant dessine de nouveau > il nettoie seul ; l’enfant renouvelle > il viendra avec vous racheter du liquide de nettoyage et après il nettoiera avec ; il récidive > il ne peut plus utiliser le matériel de dessin en dehors des activités cadrées ; etc.

N’oubliez pas que commettre une transgression peut être dû à de l’inattention. Le commettre plusieurs fois alors qu’il y a eu sanction signifie qu’il y a un problème. Soit la sanction n’a pas permis à l’enfant de comprendre la règle, soit la règle est impossible à respecter pour l’enfant.

Écoutez plus que vous ne parlez. L’enfant est habitué à ce qu’on lui fasse la morale, et il transgresse malgré tout ! Être à l’écoute vous aidera à comprendre le problème et à faire réfléchir l’enfant.

Pose des questions, mais surtout écoute les réponses.

Antoine de Saint-Exupéry, Le petit Prince (1943)

Prenez le temps nécessaire. Si vous allez trop vite, vous aurez l’impression de régler le problème, mais il reviendra très rapidement. Vous ne perdrez jamais de temps à résoudre réellement un problème.

Ce qui manque, ce n’est pas le temps, c’est la patience.

Maria Montessori

Responsabilisez l’enfant dans sa sanction. Lorsque l’enfant est au courant de sa sanction et sait comment l’appliquer, laissez l’enfant évaluer sa sanction. Si je demande à un enfant d’effacer le dessin qu’il a fait sur le banc, je le laisserai faire par lui-même sa sanction, avec ou sans moi. Je donnerai à cet enfant ma confiance et le laisserai arrêter sa sanction en utilisant son propre jugement.

La discipline qui naît de la liberté est nécessairement active.

Maria Montessori

Prévoyez toujours le pardon. Une sanction définitive ne laisse aucune chance à l’enfant de s’améliorer. Pensez toujours à prévoir une fin de sanction, un pardon, et informez-en l’enfant, qu’il sache que sa sanction a une fin.

Une transgression qui se répète remet en cause le cadre et/ou la sanction. Si ça arrive, c’est que soit votre cadre est inapplicable (exemple : « il est interdit d’être grossier alors que ce sont des enfants très habitués à l’être »), soit que vos sanctions sont mal établies. Dans un cas, il vous faudra changer des règles de vie, et dans l’autre, envisager une autre sanction.

Ne prenez compte que de l’acte de transgression et ne vous souciez d’aucune morale. N’oubliez pas que beaucoup de transgressions répondent à un besoin. Si un enfant tague « fils de pute » sur un mur, faites-le nettoyer de la même manière que s’il avait dessiné un chat. Car lorsque vous réagissez à son attaque, vous l’encouragez à attirer votre attention de cette manière et surtout vous jugez vous-même de ce qu’il est acceptable d’exprimer ou pas. Qu’il dessine un chat ou qu’il écrive « fils de pute », les deux répondent à un besoin d’expression. Offrez-lui un espace d’expression libre.

S’ils vont voler des fraises, plante des fraisiers dans leur cour.

Fernand Deligny, Graine de Crapule (1960)

Lorsque vous perdez confiance en un enfant, optez pour une logique de contrat. Les contrats servent à compenser le manque de confiance entre deux parties. Installez ces contrats jusqu’à ce que vous ayez de nouveau confiance en l’enfant.

Si l’enfant n’est pas conscient de ses actes, commencez par le conscientiser.
  Par exemple :
L’enfant est agressif sans s’en rendre compte > vous décidez de mettre en place un signe avec l’enfant. À chaque fois qu’il aura un comportement agressif, vous lui ferez le signe et il agira avec plus de compréhension de son comportement. Cela vous permettra de lui communiquer quelque chose, sans l’exposer au reste du groupe.

Lorsqu’un enfant transgresse souvent, n’oubliez pas de vivre d’autres moments que des moments de recadrage avec lui. Essayez de passer de bons moments avec ces enfants vous permettra de créer une bonne relation avec eux et vous évitera de les diaboliser.

Un enfant mal intégré transgressera les règles. N’oubliez pas que l’enfant peut vous communiquer son rapport au groupe ou au séjour de vacances via son comportement. Travaillez sur la cause invisible, plutôt que sur ses effets visibles.

Consigne, règle, interdit.

Il existe une confusion fréquente entre « règle » et « consigne ». Cette confusion provoque de nombreux problèmes de cadre et d’application de ce cadre. La distinction entre les deux est essentielle afin de faire exister un cadre juste et équitable au sein d’un groupe.

Consigne : consigner émet l’idée de mettre en mémoire. Donner une consigne signifie donc donner un conseil collectif pour que les individus le composant partagent cette intention.
Règle : la règle est une ligne directrice de conduite, claire et connue. Elle indique ce qui doit ou ne doit pas être fait. Les conséquences liées à une transgression sont clarifiées, et une sanction pourra être appliquée.
Interdit : ainsi, l’interdit est défini par la règle, non pas par la consigne.
  Mettons :
… qu’il soit interdit de dire des gros mots. Il s’agit par conséquent d’une règle, et il faudrait y trouver une sanction adéquate qui ne soit pas de la punition, ce qui me paraît impossible. Il est d’ailleurs probable que cette interdiction mène à des échecs systémiques.
… qu’il y ait comme consigne de ne pas être grossier. Cette dernière n’implique donc pas de sanctions, mais elle permet tout de même de le faire remarquer.

L’accès au vocabulaire est largement déterminé par notre environnement social. Alors que les “gros mots” font partie du vocabulaire de base dans certains milieux, ils peuvent être considérés ailleurs comme graves et être perçus comme des offenses.

Ainsi, une règle sur les gros mots risque de créer des inégalités liées aux environnements sociaux des enfants. Une enfant issue d’un milieu où les gros mots sont monnaie courante risque d’être souvent punie (puisque difficile à sanctionner), et sa position sociale deviendra un facteur d’exclusion. Néanmoins, ignorer les gros mots dans le cadre mis en place ne permettra pas aux individus offensés par ces mots d’être considérés avec leurs limites. Les gros mots deviendront alors la source de nombreuses tensions dans le groupe.

Dans un tel cas, émettre une consigne permettra d’articuler individu et collectif à travers un contrat social prenant en compte les personnes sensibles au vocabulaire grossier et les personnes n’ayant que celui-ci à disposition. La consigne mènera progressivement à un apaisement des tensions sans mettre en échec des enfants. Par ailleurs, cet apaisement sera la conséquence d’une compréhension mutuelle et non d’un tabou.

  Mettons maintenant :
… qu’il soit interdit de rentrer dans les douches des autres. Cette règle engendrera donc une première sanction protectrice (par exemple, ne pas avoir accès aux douches en même temps que les autres), et éventuellement d’autre type de sanctions (réparatrice, contrat, etc.).
… qu’il soit conseillé de ne pas rentrer dans les douches des autres. Ici, la consigne n’engendrera pas de sanctions si un enfant rentre dans la douche de quelqu’un. On peut imaginer une remarque telle que :
« On avait dit qu’on essayait de ne pas rentrer dans la douche des autres, fait attention la prochaine fois. »

Dans ce cas-ci, quand bien même des personnes seraient habituées à entrer dans la douche des autres (très peu probable cependant), cet acte mettrait en péril les limites défensives des victimes éventuelles et une consigne serait insuffisante pour les protéger. L’articulation individu/collectif passant ici par une règle paraît ici cohérente.

Ainsi, une réflexion permanente quant à la différenciation de ce qui devrait être de l’ordre de la règle ou de ce qui devrait être de l’ordre de la consigne permet une articulation plus juste des libertés individuelles tout en prenant en compte les contraintes collectives.

L’autorité ?

Avoir de l’autorité, être autoritaire, faire autorité.

La sanction (éducative) est un acte éducatif qui a l’intention de faire porter la conséquence d’une transgression à son auteur. La sanction aura donc comme premières intentions de protéger la ou les victimes d’une transgression, de responsabiliser son auteur, et si possible d’envisager une réparation.

« Avoir de l’autorité »
Lorsqu’une personne a suffisamment de crédit aux yeux des autres pour qu’ils lui accordent de l’autorité, alors elle a de l’autorité. La personne peut ainsi avoir de l’autorité sans même chercher à en avoir, car c’est les individus du groupe qui décide de lui accorder. Dans « avoir de l’autorité », on se réfère à la capacité relationnelle que cette personne a dans sa relation avec les autres. Cette autorité va également de pair avec ses compétences et la crédibilité de son statut.

« Être autoritaire »
Lorsqu’une personne adopte une attitude censée faire régner l’autorité, alors elle est autoritaire. L’autorité n’est donc plus accordée par le groupe, elle leur est imposée par quelqu’un. Cette dernière peut adopter une posture imitant celle d’une personne ayant de l’autorité, utiliser des logiques punitives pour assurer sa domination, etc. Il s’agit ici d’une personne donnant l’illusion d’un statut très élevé, mais ce statut n’ayant pas de support concret, il peut être facilement ébranlé en cas de tests.

« Faire autorité »
Lorsqu’une personne est compétente dans un domaine, alors elle fait autorité dans ce domaine en question. L’autorité est donc ici liée à la compétence.

Lorsque l’on dit de quelqu’un qu’il est autoritaire, c’est qu’il n’a pas d’autorité, et inversement, de quelqu’un qui a de l’autorité qu’il n’a pas besoin d’être autoritaire.
On a de l’autorité quand on partage les tenants de son pouvoir, et la personne qui ne veut pas les partager est autoritaire.
Ce que certaines personnes appellent autorité naturelle est souvent un mélange entre le crédit de départ qui est accordé à une personne par de multiples facteurs sociaux (réputation, statut [directrice, animateur…], genre, âge, race…) et l’autorité que le groupe lui accorde via leur vécu commun.

Statut, compétence et relation.

Le statut correspond au crédit accordé à la personne. Ainsi être animatrice confère un certain statut de départ auprès des enfants. Dans une société basée sur la hiérarchie, être directrice confère plus de statut. Dans une société patriarcale, être un mec donne plus de statut. Si l’on vient en tant qu’expert d’un sujet on démarre avec plus de crédit que d’autres. Cela signifie que l’on ne part pas à égalité en termes de statut et que certaines disposent de plus de crédit initial que d’autres.

Avoir un crédit de départ signifie que celui-ci n’est pas immuable. Il pourra augmenter avec le temps ou diminuer. En effet, ce crédit se construit sur la base d’une compétence et d’une relation entretenues par l’actrice éducative en adéquation avec son rôle. Il sera mis à épreuve, soit par la pratique, soit directement testé par les participantes. Et au plus le statut est élevé, au plus sa base doit être stable pour pouvoir tenir ! Sa base est composée de la compétence et de la relation.

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Quelques mots sur les planches 1 à 3 :

On a vu ici qu’un statut peut s’effondrer par manque de compétences. Si une personne vient en tant qu’experte en mathématiques et qu’on se rend vite compte qu’elle n’y connaît rien, sa crédibilité de départ va rapidement disparaître. Son statut s’effondrera, ceci possiblement de manière irréversible.

Ainsi, diminuer son statut lorsque l’on n’est pas à la hauteur de celui-ci peut être une approche éthique du rôle tout en étant une stratégie riche de sens — élever artificiellement son statut est surtout une affaire d’ego.
Reprenons notre experte en mathématiques, qui sait pertinemment qu’elle a des lacunes sur certains sujets. Plutôt que de feindre des compétences supposées, elle peut dès le début diminuer son statut en expliquant ses lacunes au groupe. Cette démarche va peu à peu diminuer son ego et le groupe prendra conscience de son manque de compétence et ne la croira pas à la lettre lorsqu’elle parlera. Son statut, plus bas, sera préservé du risque de l’effondrement.

La reconnaissance d’une erreur peut donc entrainer une diminution de l’autorité, mais elle peut toutefois augmenter la stabilité de celle-ci. À l’inverse, ne pas la reconnaître feindra un statut artificiellement haut, mais prêt à s’écrouler.

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Quelques mots sur les planches 4 à 6 :

Les interactions d’équipe sont bien trop nombreuses pour réussir à toutes les analyser dans un ouvrage qui n’y est pas exclusivement consacré. Néanmoins, nous pouvons mettre en lumière quelques mécanismes souvent présents.

Le travail d’équipe est complexe, car il nécessite d’une part de la cohérence, de la coordination, du soutien mutuel, etc., et d’autre part une certaine indépendance, car chaque personne doit construire activement son statut alors que certaines interactions déséquilibrent les statuts entre eux.
L’équipe doit donc être capable de laisser la place à chacun de construire son statut tout en évitant les situations d’échecs. Pour une équipe, un des objectifs principaux est donc de développer une forêt harmonieuse, comprenant des arbres de taille plus ou moins équivalente et dont les racines de relations et de compétences se renforcent continuellement. Le rôle d’une personne ayant de plus grandes racines est plus d’accompagner les autres membres dans le développement de leurs racines (formation continue, codirection, etc.), que de les « protéger » avec un arbre immense, les empêchant de développer leur propre autorité.

Par ailleurs, il ne faut pas penser l’autorité comme un combat entre « détenants de l’autorité » et « subisseurs d’autorité » (adultes contre enfants par exemple), mais comme un cadre entier permettant de faire pousser une forêt où les uns et les autres peuvent grandir sans se nuire entre eux. Un enfant qui plante un arbre dans une forêt dévastée risque d’en reproduire les schémas oppressants, tandis qu’une enfant plantant son arbre dans une forêt riche de bienveillance ne peut construire qu’un arbre qui aidera l’ensemble du groupe.

Le rapport autorité/obéissance.

Cf. Il est permis d’obéir, Daniel Marcelli.

L’autorité, on l’a vu plus tôt, se fonde grandement sur la notion de partage : l’autorité, c’est avant tout autoriser. L’autorité qui interdit n’est pas de l’autorité, mais de l’autoritarisme, c’est-à-dire la volonté d’imposer un désir maître au détriment des désirs individuels.

Ainsi, lorsqu’une jeune enfant souhaite expérimenter, tenter quelque chose de nouveau, alors et souvent elle recherche le regard de l’adulte garant de son cadre lors de cet instant : elle recherche l’autorisation et l’assurance qu’elle peut le faire sans se mettre en danger. Ainsi, l’adulte autorise l’expérimentation, et si l’enfant se met en danger, alors ce dernier la rappellera. L’enfant, prévenue qu’il faut arrêter l’expérimentation, reviendra auprès de l’adulte. Et c’est clairement lors de cet instant que la posture de l’adulte déterminera grandement la compréhension du rapport autorité/obéissance chez l’enfant :

Dans une première possibilité, l’adulte demande à l’enfant de rester avec lui, qu’il ne faut plus jouer à ça, tenter de monter sur le caillou, tenter de manger du sable, etc., parce que c’est mauvais pour elle, et cette dernière se soumettra à une autorité bien pâle : l’obéissance aura alors le goût amer de l’échec.

Dans une seconde possibilité, l’adulte rappelle l’enfant et lui explique en quoi cette dernière se mettait en danger, et pourquoi il faut arrêter l’activité, ou l’envisager autrement. Ainsi, l’enfant grandit d’une explication sur le fonctionnement du monde (explication qui vient après l’expérimentation, pensez que pour de très jeunes enfants, donner des explications avant est facteur de confusion). Mais au-delà de cette explication, si l’enfant se voit obligé de stopper ces expérimentations en restant auprès de l’adulte, alors l’obéissance gardera son goût amer du premier scénario, on y aura seulement ajouté un peu de sucre.

Dans une troisième possibilité, l’adulte rappelle l’enfant pour le prévenir (« Je te préviens le caillou glisse et tu peux te faire mal ! »), et décide d’ignorer l’enfant lorsque celle-ci y retourne, estimant qu’elle se fera bien une idée par elle-même. L’enfant glisse et se fait mal et l’adulte opte alors pour la culpabilisation (« Je t’avais prévenu que c’était dangereux ! »). La faute est ainsi rejetée sur l’enfant, et en réaction, soit cette dernière perdra confiance en elle et se sentira dépendante de l’adulte, soit elle lui en voudra pour ne pas l’avoir aidé. Dans cette situation, ni l’autorité de l’adulte ni l’autonomie de l’enfant n’augmentent.

Une quatrième possibilité consisterait à voir l’adulte rappeler l’enfant, lui demander d’obéir pour stopper la mise en danger. L’adulte lui expliquerait alors en quoi il était nécessaire d’arrêter l’activité (« Tu tentais de monter sur le caillou alors que sa surface est mouillée et que c’est du goudron au sol… »), mais ajoute alors à cela une proposition pour continuer l’expérimentation (« …mais si tu en as le désir, je peux venir à côté de toi pour que je puisse te rattraper si tu glisses, où nous pouvons peut-être essayer d’aller escalader les grandes marches là-bas. »).

On le voit ici, dans les deux premiers cas, obéir deviendra une contrainte limitant la liberté de l’enfant et ses possibilités d’expérimentation et de compréhension de la réalité qui l’entoure. L’enfant nourrira alors des affects négatifs liés à l’autorité. L’enfant, si elle se rebelle en désobéissant (en repartant jouer dès que l’adulte lui tourne le dos, etc.), subira probablement une punition de l’adulte, car ce dernier n’aura pas été écouté, respecté. C’est l’autorité traditionnelle qui en prend un coup, et l’adulte va utiliser son pouvoir pour soumettre l’enfant, jusqu’à obtenir obéissance. Cette logique considère de base que l’enfant est subordonné aux adultes et que seuls ces derniers sont capables de décider du moment où il sera bon de mettre fin à cette dépendance.

Dans le troisième cas, l’obéissance est également perçue négativement, et l’adulte offre un accès à une liberté menant à un échec probable, presque espéré par l’adulte. Cette démonstration par l’échec amènera l’enfant à être dépendante de l’adulte (car il sait mieux qu’elle ce qu’il faut faire), à perdre confiance en ses propres capacités d’analyse, car elle ne se pensera plus capable de juger seule de ce qu’il est bon de faire (via notamment des injonctions telles que « Je te l’avais dit » ; « Tu aurais mieux fait de m’écouter » ; etc.). Et afin de conserver sa position dominante, l’adulte culpabilise l’enfant lorsqu’elle n’en fait qu’à sa tête (« Souviens-toi la dernière fois comme ça a terminé ! »).

Petit jeu stupide !
Vous avez sûrement toutes entendu ces phrases construites avec deux éléments A et B : A étant « Je t’y autorise… » ; B étant « …mais tu seras dans la merde. »
« Vas-y si tu veux, mais comptes pas sur moi pour venir te chercher. »
« OK, fais-le ! Mais ne viens pas te plaindre si tu te fais mal. »
« OK, prends une autre glace... mais ne viens pas pleurer quand tu n’rentreras plus dans tes pantalons. »
Cherchez plusieurs phrases « A + B » et amusez-vous à interchanger les éléments A entre eux et B entre eux. Estimez ensuite par vous-mêmes la pertinence de ce type de remarque ! « OK ok, prends une autre glace... mais ne viens pas te plaindre si tu te fais mal ! »

Dans le dernier cas, par contre, l’obéissance deviendra une jouissance, un plaisir. En effet, l’adulte autorise dans un premier temps, prévient si nécessaire, et propose de continuer l’expérimentation en proposant même à l’enfant de participer à son activité. Toutes ces actions permettent une liberté de l’enfant accompagnée, augmentant son indépendance vis-à-vis de l’adulte, et l’autonomie est alors associée à des affects positifs. Si l’on y réfléchit, le rapport d’autorité s’inverse : ce n’est plus l’autorité de l’adulte qui soumet, mais l’autorité de l’enfant qui incite l’adulte à modifier ses activités pour permettre à l’enfant de continuer ses expérimentations. L’obéissance n’a alors plus rien de négatif : elle est synonyme d’écoute, de compréhension du monde et de la garantie d’un cadre bienveillant.

Surveiller l’enfant ou lui permettre d’assurer sa propre sécurité ?

Alors, que faire lors d’une expérimentation dangereuse de la part d’un enfant ? Comment éviter l’injonction autoritariste lorsque l’on voit un être non savant d’un danger prendre un risque que l’on considère trop élevé ? Explorons quelques réactions possibles avec l’exemple du feu. L’enfant, cette fois, approche dangereusement sa main de la vitre du foyer d’une cheminée.

Dans une première possibilité, l’adulte se laisse dominer par sa peur et crie « Attention ! Éloigne vite ta main, c’est dangereux ! » Ici, l’enfant, surprise par cette violente injonction, recule, et développe potentiellement une peur du feu liée à l’incompréhension de la nature réelle du risque, voire développe plus tard une phobie.

Dans une seconde possibilité, l’adulte se maîtrise, se rapproche un peu, et demande tranquillement « Peux-tu t’éloigner s’il te plaît ? La vitre est brûlante, tu peux te brûler sévèrement ». Il est probable que dans ces conditions, l’enfant ne recule pas immédiatement, et réfléchisse à ce qui vient de lui être dit. L’adulte attend, et peut renouveler sa requête après un certain temps si l’enfant persiste. Il est alors plus que probable que l’enfant recule. Viendra ensuite un temps de prévention de la part de l’adulte « Je t’ai demandé de reculer, car le feu brûle et réchauffe les objets qu’il touche. La vitre est très chaude et peut te faire mal, je te conseille d’être attentive quand tu es à côté. »

Ici et dans le second cas, l’autorité offre le temps de la réflexion à l’être dominé par la relation d’autorité. Il est important de noter qu’il n’use ni de la force ni de la séduction : il lui laisse l’espace de sa propre détermination. Il prend en considération l’enfant dans son potentiel de développement, et lui fait confiance pour entendre ses craintes. Cette action part de l’idée que l’enfant porte en lui la capacité de comprendre le monde qui l’entoure.
Toutefois, la consigne offre un cadre permettant une large liberté, dont celle de ne pas écouter cette dernière : l’enfant détient le pouvoir de la dépasser. Lorsque la curiosité l’emporte, que les rapports de confiance sont faibles ou lorsqu’un être dominé est fatigué de sa position d’opprimé, alors il désobéit voire se révolte. Sans aller aussi loin, l’enfant prévenue par les dangers liés au feu aura certainement le désir d’expérimenter ces dangers. Mais cette fois, prévenue du danger, l’enfant est responsable d’elle-même et choisit son degré d’engagement dans sa mise en danger. Ainsi, elle sera probablement prudente lorsqu’elle s’approchera du foyer brûlant, et voudra peut-être toucher du bout du doigt la vitre pour expérimenter les limites posées par l’adulte, et ainsi connaître la valeur de ce qui lui a été dit plus tôt : est-ce réellement dangereux ? L’enfant, si elle se brûle un peu (puisqu’elle n’a pas posé pleinement sa main), confirmera les consignes de l’adulte (renforçant un rapport de confiance avec l’adulte) et comprendra mieux le fonctionnement du monde. Pour autant, elle ne développera pas un manque de confiance en soi ou une peur irrationnelle liée au feu, puisqu’elle apprend ce qu’il est utile de faire lorsque nous nous brûlons ou lorsque nous sommes proches du feu.

Admettons maintenant que l’adulte voit l’enfant tester les consignes après la prévention. Doit-il intervenir à nouveau ou la laisser faire ? L’enfant a-t-elle pris en compte les remarques de l’adulte, et adopte-t-elle un comportement prudent ? En considérant l’éducation comme un espace d’apprentissage où les enfants apprennent à prendre soin d’eux-mêmes, n’est-il pas pertinent d’opter pour un regard empathique autorisant, et de laisser à l’enfant l’espace du test pour qu’elle puisse confirmer d’elle-même les dangers liés à la cheminée ? Tout en étant prêt, bien entendu, à réagir rapidement si l’enfant se brûle. Ainsi, la prochaine fois que l’enfant se confrontera aux dangers du feu, elle sera plus autonome pour gérer sa propre sécurité.

Sois surtout présent lorsque tu n'es pas là.

Fernand Deligny, Graine de Crapule (1960)

D’accord pour une petite brûlure, mais comment agir si le danger est imminent et majeur ? Si un enfant s’apprête à se mettre en grave danger par pure inconscience ? Par exemple, s’il est sur le point de mettre un objet électrique dans son bain ? Adulte ou enfant, lorsque nous constatons que quelqu’un se met gravement en danger sans maîtriser les risques, il est évident qu’il est légitime d’intervenir au plus vite avant que l’irréparable n’ait lieu, quitte à prendre le risque de surprendre la personne ou de lui faire peur. Par contre, le dialogue qui suivra sera déterminant. Un adulte emporté par la panique et la colère créera une potentielle phobie de ce danger, alors que l’adulte rassurant et expliquant l’ampleur des risques liés à la situation saura certainement mieux armer l’enfant des connaissances nécessaires afin que celui-ci puisse prendre en charge sa propre sécurité par la suite.

Aussi, dans l’apprentissage et l’éducation, ce qui est juste à un instant T a de grandes chances de ne plus l’être un peu plus tard. Ainsi, si le comportement de l’enfant est légitime et qu’il sait prendre soin de lui-même, alors l’autorité doit accepter que le cadre évolue, et que la consigne ou la règle qui existait auparavant, de manière exprimée ou tacite, change. Lorsqu’un enfant sait qu’il désobéit ou se passe d’un conseil, il se prend lui-même en surveillance et il est très peu probable qu’il lui arrive quelque chose de grave, sauf acquérir une liberté plus grande. Il est également intéressant de noter que la création de peurs irrationnelles peut pousser des individus à se surveiller eux-mêmes et s’empêcher de prendre des risques.
Cependant, cela va les pousser également à rechercher un environnement sursécurisé qui diminuera leur liberté et les mettra dans l’incapacité de réagir face à un risque auquel ils pourraient être confrontés par accident.

L’intérêt du rapport autorité/obéissance doit donc permettre à l’enfant d’être autonome quant à sa propre sécurité. C’est un apprentissage de long terme, où « l’autodiscipline » apparaît grâce aux multiples opportunités qu’a eues l’enfant d’expérimenter des risques dans des cadres l’accompagnant activement dans l’acquisition de son autonomie. C’est un apprentissage que déterminera chaque personne jouant un rôle éducatif auprès de l’enfant.

Si donc nous sacrifions notre égoïsme, qui nous fait vouloir que les enfants restent dépendants et incapables, nous pouvons être sûrs qu’ils deviendront beaucoup plus rapidement indépendants et capables. Notre devoir est de les laisser essayer.

John Holt

Le contrat social.

Ainsi, si l’on en croit cette logique d’apprentissage, chaque individu devrait, quelle que soit sa position sociale, être maître de sa pensée et de son corps. Cependant, il existe une tension entre l’individu et le collectif, la tension se situant au niveau de la liberté du choix de la contrainte. Ainsi, si je me sens libre de me coucher très tard et de faire du bruit, comment cela peut-il être compatible avec l’autre partageant ma chambre, et qui a besoin de se coucher tôt ?
Un individu impliqué dans un collectif s’engage à respecter des contraintes indirectes (règles, consignes…) en échange du soutien du collectif pour le partage de nombreuses contraintes directes (gérer les tâches de la vie quotidienne, partager des activités, etc.). Ceci est régi par un « contrat social », contrat régissant les interactions entre des individus regroupés dans un collectif.

Si l’on souhaite que le collectif puisse être en mesure de libérer les individus d’un maximum des contraintes directes (via le partage équitable des tâches ou des fonctions, etc.), il est nécessaire qu’il soit adéquat et que les contraintes indirectes qu’il génère (règles, etc.) soient légitimes. Dans le cas contraire, ces contraintes indirectes seront vécues comme de nouvelles contraintes directes, et les individus devront soit s’y soumettre, soit désobéir. Il va de soi que nous ne prônons pas ces solutions dans ce document, et qu’il nous semble inenvisageable de mettre en place des contraintes injustifiables. Le contrat social doit ainsi être basé sur l’éthique, et prendre en compte les limites de tous les individus du groupe.

Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le Contrat Social donne la solution.

Jean Jacques Rousseau

Limites défensives et limites offensives.

Cf. Éduquer est ignoble, K.R.Ä.T.Z.Ä.E.

Le contrat social doit prendre en compte des limites. Alors, si, en tant que garante du cadre, j’instaure la règle « Il vous est interdit de faire la cuisine, car c’est dangereux », quelles limites ai-je prises en compte ? Sont-elles légitimes ?

Un collectif allemand d’enfants du nom de K.R.Ä.T.Z.Ä. a, dans leur texte Éduquer est ignoble, proposé de concevoir, dans les rapports sociaux, l’existence de limites offensives (traduites dans le texte original par « agressives ») et de limites défensives. Citons un extrait :

« Un autre aspect important : les enfants ont-ils besoin de limites ? Les partisans de l’éducation traditionnelle répondent à cette question clairement par « oui », quand les partisans de la variante « antiautoritaire » disent « non ». Les uns et les autres font l’erreur de jeter toutes les limites dans une même bassine. Il y a, en effet, deux sortes de limites qualitativement complètement différentes. Il y a des limites agressives et il y a des limites défensives. On met des limites défensives pour se défendre, pour se protéger des empiétements étrangers (par exemple : « Cela me dérange si tu écoutes de la musique à 3 h du matin parce qu’alors je ne peux pas dormir. »). Elles correspondent au principe : « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres ». Ces limites de légitime défense sont pleines de sens pour une vie commune paisible. Et elles ne contredisent aucunement l’égalité des droits des parents et enfants.
Au contraire, on fixe des limites agressives à d’autres personnes pour les protéger, par exemple, « d’elles-mêmes » et les contraindre à leur prétendu bien (par exemple : « Tu ne peux pas écouter de musique bruyante parce que ce n’est pas bien pour toi ! »). Les limites éducatives sont des limites agressives. Elles ne peuvent pas être justifiées par le droit de légitime défense. À un niveau social, on trouve cette sorte de limites, de façon remarquable, en général dans les États dans lesquels les droits des personnes, les droits fondamentaux et les droits citoyens ne sont pas considérés non plus pour des adultes. Les limites agressives ont à voir avec le pouvoir, et non avec le droit (la justice) comme c’est le cas des limites défensives. »

Ainsi, les limites offensives sont des limites imposées par autrui à l’intérieur d’un autre individu. Dans le cas de la punition, l’individu autoritaire impose des limites à l’intérieur de l’enfant puni. C’est une des raisons qui nous pousse à militer pour l’éradication totale des logiques punitives : la limite offensive est un viol de la conscience, elle norme la morale de l’enfant tout en l’empêchant de construire son éthique. Et nous l’avons vu plus haut, le contrat social doit nécessairement se construire sur une logique éthique.

À l’inverse, les sanctions favorisent le développement de l’éthique et génèrent des limites défensives. Ainsi, ces limites se construisent à l’extérieur de l’enfant, à l’endroit précis où les actes de ce dernier dépasseraient les limites d’une autre personne. Concevoir les rapports en prenant en compte les limites défensives renverse totalement les rapports autoritaristes et injustes pour des rapports d’autorité bienveillants. Cette prise en compte est indispensable à la vie en collectivité si l’on tend à construire un cadre éthique.

  Pour bien comprendre, reprenons notre exemple lié à la règle dans la cuisine :
Dans un premier cas, une animatrice impose aux enfants, de manière complètement arbitraire, une règle : « Il vous est interdit de faire la cuisine, car c’est dangereux ». Ici, l’animatrice tient compte de ses craintes, peurs fondées sur ses expériences passées (par exemple, ses parents lui interdisant d’approcher la gazinière, lui interdisant de toucher une assiette pour ne pas qu’elle la fasse tomber, etc.). Ainsi, l’animatrice reporte ces craintes voire phobies et les impose aux enfants. Les limites sont alors des limites offensives pour les enfants, et celles et ceux qui auraient souhaité expérimenter la cuisine ou qui sont déjà habitués à cuisiner chez eux se verront atteints d’une limite injustifiable.
Dans un second cas, l’animatrice accepte que les enfants intéressés par la cuisine puissent en faire. Ainsi, elle prend du recul sur ses peurs, mais elle leur donne pour consigne (et non pour règle) d’être attentifs, leur expliquant qu’elle a peur qu’ils ou qu’elles se fassent mal, se brûlent, etc. Les enfants, prévenues des craintes de l’animatrice, la considéreront, car, malgré ses craintes, elle a su entendre leur souhait : cuisiner. Si un enfant ne considère plus les craintes de l’animatrice et s’amuse à faire semblant de vider de l’eau bouillante sur les pieds de son amie, alors une règle doit être mise en place pour assurer la sécurité de tous, et cette dernière viendra protéger la limite défensive de l’individu qui aurait pu être ébouillanté. Si l’enfant réitère, alors la sanction doit être appliquée, et l’enfant n’aura plus l’autorisation (pour un temps donné) d’approcher la gazinière et les casseroles chaudes. Il pourra tout de même préparer les mets froids. Et plus la confiance dans le cadre s’installe, moins les règles seront restrictives et plus elles offriront une grande liberté aux enfants d’évoluer dans ce cadre juste. Le contrat social se construit ainsi sur des rapports justes et de confiance, et permet à chacun d’évoluer à son rythme. Ce contrat saura également évoluer en fonction des limites défensives exprimées et/ou à protéger.

Les systèmes injustes

Dans ce chapitre, nous explorons successivement quatre systèmes d’obéissance basés sur la même morale aboutissant à des cadres injustes. D’une part, nous ne prétendons pas proposer une vision exhaustive, et d’autre part, un système d’obéissance est rarement cohérent à 100 %. La plupart du temps, ces systèmes sont poreux entre eux et les cadres injustes mélangent leurs mécanismes bien qu’une dominante soit souvent plus identifiable. Aussi, même lorsqu’un groupe essaie d’installer un cadre éthique, il est facile de glisser vers ces mécaniques injustes.

La tyrannie de l’absence de structure.

Bien, que ne pas cadrer part souvent d’une volonté positive (espoir de n’exclure personne, d’éviter d’éventuelles prises de pouvoir, etc.), la pratique invalide régulièrement cette idée.

  Prenons l’exemple de la fumée de cigarette :
1. Un collectif ne désirant pas mettre d’interdiction n’interdira pas de fumer.
2. Lorsque des espaces collectifs seront envahis de fumée, les personnes non-fumeuses ou craignant la fumée ne les investiront plus, ou à contrecœur.
3. Progressivement, une exclusion invisible aura lieu. Plus cette exclusion sera forte plus elle sera invisible, car moins les tensions entre personnes fumeuses/non-fumeuses qui auraient pu être engendrées par une cohabitation existeront.

Parmi les processus de domination, on trouve régulièrement des flous qui jouent en faveur des dominantes, et prétendre ne pas avoir de règles aide à maintenir ces dominations. L’absence de règles n’a que d’infimes chances de conclure vers un système respectant les limites défensives des unes des autres. Cela crée beaucoup plus souvent un système entretenant des dominations puisque ces dernières sont invisibles (et donc plus négociées).

Une dictature va utiliser plusieurs systèmes tyranniques, mais elle va également pratiquer la tyrannie de l’absence de structure. Bien souvent, les dictatures vont fermer les yeux sur les enfreintes de loi ne nuisant pas aux dictateurs, voire consolidant leurs pouvoirs. C’est une des raisons pour lesquelles des milices ou des armées peuvent parfois transgresser les lois qu’ils sont censés défendre.

Comme on a vu plus haut, l’articulation individu/collectif doit nécessairement prendre en compte les limites défensives des individus. Si un animateur n’intervient pas lorsqu’un enfant est atteint dans ses limites, il favorise alors la tyrannie liée à l’absence de structure. Dans un autre cas, si des animatrices ne sont pas en accord avec le cadre qu’elles doivent défendre, elles risquent de pratiquer la tyrannie de l’absence de structure sur chaque règle à laquelle elles n’adhèrent pas.
Conseil en passant, n’acceptez pas un cadre que vous trouvez insensé ! (sauf dans une stratégie de sabotage… ! Cf. Mettre fin à l’essentialisme édité également à Second Souffle).

Dans la tyrannie d’absence de structure, les membres d’une équipe pédagogique risquent bien souvent d’avoir un statut très petit, peu importe qu’ils aient de bonnes compétences ou un bon relationnel. Pour autant, ce statut n’a pas nécessairement disparu, et les enfants l’accordant encore ont de bonnes chances d’obtenir des privilèges, privilèges que la tyrannie d’absence de structure tendra à augmenter progressivement.

Dans ce système, le désir maître s’efface au profit de désirs individuels qui, potentiellement, deviendront de nouveaux désirs maîtres. Ainsi, loin de diminuer la violence issue des moyens d’obéissance, la responsabilité de celle-ci est simplement déplacée.

La tyrannie d’adultes.

Ce système se base sur la punition et accepte qu’il puisse y avoir des différences de droits inhérentes aux rôles des individus constituant le collectif. Ce cadre injuste apportera son lot de révolte justifiée. Dans un tel cadre, la punition tend à augmenter, car au plus le cadre glisse ou au plus les enfants le subissant se révoltent, au plus la punition augmentera. Chaque nouvelle punition augmentant le sentiment d’injustice, le cadre a de plus en plus de chances d’être remis en question et attaqué.

Cette spirale amène à quelques résolutions radicales.
L’une d’entre elles est la destruction totale du cadre. En effet, le cadre se maintient ici par un statut très élevé risquant de s’écrouler au moindre test. Même dans le cas d’une animatrice ayant des racines de compétences et de relation très profondes, elle devra systématiquement monter son statut trop haut, car ce type de cadre se fonde sur la dissuasion. Il doit réussir à faire croire que les garants du cadre sont capables de tout savoir, d’intervenir sur tout et de pouvoir faire ce qu’ils veulent : il est donc impossible d’avoir des racines assez grandes pour maintenir ce statut. Lorsque la supercherie ne tient plus, l’autorité de statut s’effondre et le cadre avec, risquant par ailleurs de se transformer en tyrannie d’absence de structure. Froncer les sourcils très forts peut certes élever le statut, mais attention lorsque l’on découvrira qu’aucun laser ne peut sortir de vos yeux en colère !

Une autre résolution de ce rapport de force est de virer à un régime violent, voire totalitaire. Ainsi, la répression augmentera au maximum. La législation française interdisant de frapper un enfant, l’équipe pédagogique menacera alors en faisant référence à des autorités décrétées et “effrayantes” (les parents, les directeurs, etc.). Ainsi, ils peuvent espérer s’approprier la peur inspirée par les parents pour mieux contrôler les enfants. Cette méthode aura bien plus de chances d’aboutir lorsque les parents sont violents avec leurs enfants. L’équipe pourra aussi un peu friser l’illégalité en étant violente, mais de manière fine (en brusquant, en isolant…). Quoi qu’il en soit, lorsque ce système gagne et parvient à dissuader (soumettre) les enfants, il arrive alors à les faire obéir dans un régime de peur qui correspond rarement à ce que les projets éducatif et pédagogique promeuvent.

Pour finir, étant donné que ce système se heurte assez rapidement à des limites légales, il va bien souvent glisser vers d’autres systèmes comportant de grands flous quant à l’atteinte affective et morale, mais plus adaptés à notre législation interdisant les atteintes physiques aux enfants. Nous étayerons ci-dessous quant à ces différents moyens de contrôle, revêtant une autre forme, mais fondamentalement similaire dans leur but : contraindre l’obéissance.

Dans la tyrannie d’adultes, un désir individuel subissant la violence d’un désir maître sans être trop affecté par la peur se révoltera et ne se soumettra plus aux menaces de ce dernier. Au contraire, l’angle de divergence (α) augmentera et selon la peur que le système est capable de lui imposer, la force de son désir individuel augmentera ou diminuera.

La punition sociale, l’humiliation et la société du spectacle.

Cf. La société du spectacle, Guy Debord.

L’humiliation est un outil permettant de punir sans commettre les actes directs d’une punition. On crée la situation dans laquelle la personne sera punie par l’ensemble de la société qui l’entoure. Ainsi, bien des gens redoutent beaucoup plus d’avoir une vidéo humiliante d’eux-mêmes sur internet et partagée par des milliers de personnes, plutôt que de subir une punition directe.

Une punition collective est un autre type de punition sociale. Par exemple lorsqu’un animateur crée une punition mineure pour le groupe (« Aujourd’hui tout le monde au lit à 21 h à la place de 21 h 30 ! »), cet acte suffit à isoler la personne ayant commis la transgression du reste du groupe (« C’est sa faute ! »). Et dans le cas où le transgresseur a une emprise importante sur le groupe (ascendant charismatique…), la frustration engendrée par la punition collective se déportera sur un bouc émissaire, ce qui est tout aussi problématique.

Aujourd’hui, cette force de la punition sociale est souvent utilisée dans le cadre de la société du spectacle. Dans son livre La société du spectacle, Guy Debord explique à quel point le spectacle est compatible avec une société hiérarchisée et notamment sur le plan économique. De nombreux séjours pour enfants dont les équipes ont des intentions louables tombent dans ce règne du spectaculaire. Ainsi l’autorité s’obtient avant tout par le “charisme” et les enfants qui ne respectent pas le cadre auront de grandes chances de se faire “clasher” par des animateurs. Les punitions sociales les amèneront bien vite à l’obéissance. Des animatrices extravagantes feront figure d’autorités, tandis que les personnes plus discrètes resteront invisibles.
Pour exprimer ses besoins et parler de ses limites défensives, un climat de clash, de déguisements, de grandes gueules et de grandes tirades ne sera pas propice. Pire, les limites offensives deviennent la norme au détriment des limites défensives qui s’invisibilisent totalement. Même avec beaucoup de volonté, il sera alors impossible de créer un cadre juste, car les limites défensives individuelles seront impossibles à exprimer.

Avec l’humiliation, il nous faut envisager le schéma de manière collective. En effet, le désir maître tente d’anéantir la force d’un désir individuel dont l’angle alpha (α) est trop élevé, en enrôlant d’autres individus dans sa force répressive. Ceci notamment via l’isolement de l’individu dans sa divergence.

La séduction.

Cf. Le règne de la Séduction, un pouvoir sans autorité, Daniel Marcelli.

La séduction consiste à reporter le rapport à l’obéissance afin de dominer de manière moins visible. Non plus basé sur la répression, le séducteur tente de gagner de l’influence sur autrui en fabriquant et en se rendant maitre de son désir. « Séduction » vient du latin seducere, signifiant « emmener à l’écart, vers soi ». La personne séduite s’écarterait-elle alors de son propre chemin pour rejoindre celui de sa séductrice ?
Qu’il en soit conscient ou non, l’acteur éducatif qui séduit installe un cadre où, sans contrainte visible, les enfants sont amenés à agir dans le sens du désir maître. Plus de fessées donc, mais une “méthode douce” usant notamment de privilèges et de culpabilisation pour parvenir à ses fins. La méthode est d’autant plus efficace qu’elle encourage les enfants à reproduire les logiques de séduction entre eux et auprès des actrices éducatives. Le cadre installé est totalement illégitime, usant de manipulation employée par les séducteurs pour forcer l’obéissance des autres. Ainsi, les permissions et punitions sont injustes et totalement arbitraires, car liées aux capacités des personnes à séduire. Le contrat social collectif laisse progressivement place à des contrats individuels basés sur des inégalités liées au statut.

L’autorité, c’est le lien qui unit un plus fort, lequel respect l’autre en sa faiblesse, reconnaît un potentiel inhérent à cette faiblesse et lui accordant le temps de sa propre détermination, et un plus faible, lequel reconnaît que ce plus fort a su renoncer à son pouvoir de contrainte ou de soumission par la force ou la séduction.

Daniel Marcelli, Le règne de la séduction (2012)

La séduction use de ruses et de tromperies. Afin de parvenir à la domination souhaitée, la cible est mise en situation d’inconfort et d’insécurité : « Tu m’as déçu aujourd’hui en laissant ta chambre en désordre… » (induisant ici une peur d’être moins aimé). Cette manœuvre s’accompagne souvent d’une culpabilisation : « … alors que tu m’avais dit que tu l’ferais. » ; et parfois d’un chantage en faveur du désir maître : « J’espère bien que demain soir ta chambre sera nickel. ». L’être séducteur use de cette domination biaisée pour garantir un cadre dont elle est l’initiatrice et la tenante. Ceci peut par ailleurs être une manœuvre d’équipe ou de quelques individus. L’idée est de susciter délibérément l’admiration, l’attirance, voire l’amour pour dominer les émotions des personnes à séduire. En usant de chantage affectif (« si tu es au lit avant 9 h, je viendrais te faire un câlin avant que tu t’endormes »), de culpabilisation (« tu me fais de la peine »), de séduction ouverte (« tu es ma chouchoute ! »), de privilège (« s’il a droit à deux goûters c’est qu’il se comporte bien. »), etc., les séducteurs forcent les êtres séduits à agir par souci de plaire à ces derniers plutôt que par compréhension intrinsèque d’un cadre basé sur un contrat social éthique.

La séduction peut toutefois se retourner contre les personnes l’ayant installée initialement. Une enfant habituée à la séduction des adultes saura facilement les séduire pour obtenir un maximum de privilèges, générant alors une hiérarchisation des enfants entre eux et des adultes entre elles. Les enfants ou les adultes incapables de séduire se retrouveront souvent lésés alors que les personnes les plus séductrices sauront profiter de ce système pour obtenir privilèges et espaces de démonstration spectaculaire. Pas rare donc, de voir les logiques de punition sociale et d’humiliation se cumuler à la logique de séduction.

Avec la séduction, le désir maître s’attaque directement aux angles alpha (α) des individus du groupe. Il favorise donc les désirs individuels uniquement lorsqu’ils vont dans son sens. En effet, au plus l’angle alpha (α) sera petit, au plus l’individu aura accès à des privilèges lui permettant d’augmenter la force de son désir (plus tellement) individuel.
À l’inverse, s’opposer au désir maître fait perdre des droits, et il est plus difficile au désir individuel de s’exprimer du fait de sa liberté réduite.

Le système de privilèges en prison… et en animation ?

Cf. Il faut porter des masques de ski, Mark Barnsley.

Les prisons sont révélatrices d’un rapport à l’obéissance qui a changé. Par le passé, les prisons fonctionnaient sur un système punitif et répressif. Cela marchait plus ou moins bien, mais dès le moment où la peine de mort ne pouvait plus être donnée de manière arbitraire, il ne fut alors plus possible d’atteindre l’extrême de la punition et/ou dissuasion. Cette peine de mort couplée au système punitif permettait :
le maintien de l’ordre par la terreur pour les personnes dont la peur était supérieure à leur désir de diverger ;
l’élimination des personnes rebelles, dont leurs désirs individuels restaient supérieurs à la peur générée par le désir maître.

Suite à l’abolition de la peine de mort, de nombreuses mutineries affectèrent les prisons, prouvant que ce modèle strictement punitif n’était plus efficace. Pourtant, dix ans plus tard, les mutineries avaient presque disparu grâce à un nouveau système d’obéissance : le système de privilèges était né.

Les privilèges s’obtiennent par l’acquisition d’un statut particulier donné par un désir maître offrant, sous forme de cadeaux ce qui devrait être de l’ordre du droit. L’obtention de ce statut passe par une chaîne de relations de séduction entre l’administration pénitentiaire et les détenus, dont les matons sont les maillons les plus proches. Pour l’illustrer : voir sa famille — qui est pourtant un droit fondamental — devient une récompense arbitraire pour “bon comportement”.

Les privilèges s’échelonnent d’une simple participation à une activité ludique à des sorties temporaires (à ne pas confondre avec des réductions de peines) en passant par la zone verte, etc.

De nombreuses prisons ont une aile verte. Les détenus présents à l’intérieur sont ceux qui ont adopté les comportements que l’administration pénitentiaire attendait d’eux. Ils détiennent leurs clefs de cellules et accèdent à des libertés inenvisageables pour le reste du bloc.

Ce qui est intéressant de constater, c’est que le système de séduction est totalement compatible — voire renforce — le système de punition. En effet, il est assez rare que le système de privilèges et de séduction ne pratique plus du tout la punition, et la prison ne fait pas exception à cette logique. Ce qui le différencie d’un système punitif “basique”, est que la punition n’est réservée qu’aux personnes tout en bas de la hiérarchie des privilèges, dont presque tous les droits ont disparu. Ces dernières sont à la fois isolées et affaiblies, et donc pas en position pour se révolter. Entre mitard, fouille intempestive, nuisance au sommeil, ces détenus avec un angle de divergence élevé sont les récalcitrants que ce système mate à l’ancienne (système punitif). Et à l’opposé, les plus armés du système de privilèges sont ceux dont l’angle de divergence est le plus faible par rapport au désir maître.

La relation principale entre le système et ses participantes est une relation de séduction, mais le couple séduction-punition en fait un système presque impossible à renverser. Ce fonctionnement est largement répandu au sein des séjours pour enfants. Comme expliqué dans le chapitre précédent, les animateurs séduisent les enfants pour qu’ils obéissent, alors que les enfants séduisent à leur tour pour obtenir des privilèges. Lorsque des enfants refusent de prendre part à ce modèle, ils se retrouvent souvent isolés et dans une relation de répulsion avec les animatrices. La relation entretenue se dégrade sans cesse, et ces enfants finissent par avoir moins de droits que les autres.

Ces droits ne sont pas du tout définis par un cadre ayant la volonté de protéger les limites défensives des individus du collectif. Ces droits sont directement liés à leur relation avec les animatrices. Ainsi, A qui est toujours “gentil” a le droit d’aller dehors le midi, alors que B, n’en faisant qu’à sa tête, n’a pas le moindre droit auxquelles la plupart des enfants accèdent.

Dans un tel système où personne n’est égal en droit, les révoltes et sentiments de révoltes sont isolés et désynchronisés. Si B se révolte, très peu d’enfants le soutiendront (voire personne), et il se retrouvera encore plus bas dans la hiérarchie des privilèges. Il se confrontera alors à une répression violente qui devrait finir par l’amener à se résigner pour remonter dans la hiérarchie pendant qu’un autre enfant a pris sa place (C par exemple). Et quand bien même C finirait par se révolter, elle serait seule dans sa révolte étant donné que les autres enfants ne voudront pas perdre leur place dans la hiérarchie des privilèges, et en tout particulier B qui la remonte péniblement avec pas mal de tours de retard.

Ce système se combine souvent bien à des motivations individuelles que peuvent avoir des animateurs. Être aimé par des êtres dominés peut servir à combler une vie affective qui n’est pas à la hauteur de nos besoins. Des affirmations telles que « Je fais de l’animation parce que j’aime les enfants ! », slash « Je fais de l’animation parce que j’ai besoin de l’amour des enfants ! » ou « Je préfère les animaux que les humains », slash « Je préfère les animaux parce que je peux les caresser comme je veux en échange de croquettes ! » ne révèlent-elles pas un rapport entre le pouvoir et l’affectif dont les déviances peuvent être graves pour les êtres aimés, slash dominés ?

Le système d’obéissance totale.

Les systèmes d’obéissance observés avant deviennent extrêmement efficaces lorsqu’ils se combinent.

La séduction crée une orientation générale du groupe qui réduit les angles de divergences des individus, en accordant des privilèges aux personnes suiveuses et limitant les droits des personnes résistantes.
L’humiliation crée une distinction claire entre les uns et les autres et crée un levier d’action supplémentaire isolant les individus les plus récalcitrants, ou bien le moins en cohérence avec le cadre.
Ne rien faire (tyrannie d’absence de structure) permet aux nouveaux désirs individuels dont l’angle alpha est petit (soutiens du désir maître) d’être libres de dominer les êtres les plus affaiblis par ce système.
La punition permet quant à elle de résigner les derniers récalcitrants (déjà isolés par les mécanismes susdits), et dont l’objectif principal est de les mater. Leur révolte sera alors quasi impossible.

  Situation :
Il nous arrive par exemple souvent d’entendre des animatrices conseiller que pour pouvoir gérer un groupe d’individus "difficiles", il faille pour cela se mettre dans la poche le ou les leaders. Cet exemple montre bien l’utilisation coordonnée de tous ces mécanismes :
La séduction du leader permet la réduction de son angle alpha tout en augmentant son désir individuel devenu co-désir maître (avec des responsabilités, etc.)
Le leader exerce les autres types d’autorité sur le reste du groupe, et celles-ci avec encore moins de contraintes qu’un animateur (exemple : taper un enfant lui est possible)
Ne rien faire permet à l’équipe de laisser le leader installer une autorité forte tant que celle-ci ne s’oppose au désir maître de l’équipe.

Le système d’obéissance totale ne punit pas directement, mais crée avant tout une séparation entre des désirs individuels dissidents et des désirs individuels enrôlables.
L’humiliation permet d’isoler un désir individuel dissident tandis que la séduction permet de réduire les angles alpha (α) de la majorité. L’effort du désir maître est particulièrement orienté vers des désirs individuels « leaders », ayant une influence sur le reste du groupe.


Le désir du leader se confond de plus en plus avec le désir maître tant son angle alpha (α) se réduit, et par le fait que ses privilèges lui accordent des droits d’un co-désir maître. Il est en position d’influencer lui aussi le désir maître et participe avec lui à la réduction des angles alpha (α) des personnes enrôlables.
Le désir individuel dissident perd quant à lui de sa force et se sépare encore plus du reste du groupe.


Poussé à l’extrême de l’isolement, le désir individuel dissident est en position pour subir des punitions et humiliations de l’ensemble du groupe, et le désir maître initial ne fera rien pour l’en protéger. Sa force risque d’être annihilée, ce qui l’amènera forcément à réajuster son angle alpha (α) et à créer un nouveau désir aliéné en accord avec le désir maître (soumission).

Lorsque cela arrive, le désir individuel dont l’angle alpha est le plus élevé risque de subir à son tour cette logique d’isolement, car il représentera la nouvelle dissidence. Ainsi, au fur et à mesure des réajustements, la tolérance du désir maître tend à diminuer puisque les angles alpha se réduisent.


Ce système organise le harcèlement comme un puissant support du désir maître. La problématique est donc structurelle, et aucune campagne de prévention contre le harcèlement ne suffira à compenser de tels mécanismes d’isolement et de privilèges.

Un nombre relativement faible de “fauteurs de trouble” peuvent être traités de manière très simple, et aussi brutalement et cruellement que nécessaire, du moment qu’il y a soumission générale de la population carcérale.

Mark Barnsley, Il faut porter des masques de ski

Les sanctions pour un système éthique.

Les sanctions sont là pour participer à la protection des limites défensives, tout en laissant un cadre de liberté individuelle le plus élevé possible. Ainsi, lorsque le système n’arrive pas à trouver de sanction, il se voit dans l’obligation de changer son cadre. Ce cadre aura la souplesse que lui permettent le collectif ainsi que ses outils d’organisations.

La sanction pousse donc le système à être de plus en plus juste et pousse les enfants à la comprendre de plus en plus profondément. Cette compréhension passe par l’éthique, car c’est la compréhension des conséquences de leurs actes qui leur donnera envie de respecter le cadre par empathie envers les autres.

La sanction transforme une motivation externe (« Je respecte les règles parce que ça m’est imposé, et j’aurais une bonne position dans le groupe si je ne fais pas de vague ou si je suis exemplaire. ») en une motivation interne (« Je comprends qu’il y ait des règles, car elles existent pour nous protéger, et je souhaite les respecter. »).

L’argument contre la récompense, c’est qu’une chose doit être faite pour elle-même, pas en vue d’une récompense ; et cet argument est des plus valables.

Alexander Sutherland Neill, Libres enfants de Summerhill

Ainsi, il est possible qu’il ne soit à un moment plus nécessaire de créer de règles, car les individus du groupe arriveront à considérer les limites défensives des autres par leur éthique. La discipline est internalisée, ce qui signifie que l’ensemble du groupe devient garant du cadre et que chaque personne a la liberté de développer ses relations, ses compétences et d’accroître son statut sans que cela ne soit vécu comme une imposition pour quiconque.

Quand le système ne marche pas (par exemple, pas assez de temps pour que des enfants habitués à des logiques punitives ou de spectacle — voir chapitre précédent — transforment leurs habitudes), il est au moins suffisant pour garantir à chacune la protection de ses limites défensives.
Et quand il réussit, non seulement le cadre tendra à devenir de plus en plus libre et agréable, mais surtout, la compréhension des logiques de limites défensives des autres se prolongera bien au-delà du séjour.

La sanction est l’outil privilégié du système éthique. À l’inverse des systèmes punitifs, ce système n’a pas de désir maître clair, car il cherche plus à fédérer des désirs individuels entre eux plutôt qu’à les orienter dans une direction donnée par les tenants du cadre.

Ainsi, chaque collectif définira son désir maître lui-même. Les limites défensives définiront les bases d’un contrat social, et ce dernier arbitrera la résolution des tensions entre les désirs individuels.

Ce contrat tend à se calibrer progressivement aux limites défensives et aux désirs individuels liés à ce contrat. Ainsi, il permettra plus de libertés là où cette dernière ne nuira à personne d’autre, et restreindra les libertés atteignant les autres dans leurs limites défensives. Une tension entre deux individus ou entre le cadre et un individu a plusieurs possibilités de résolution.

La première possibilité est que le cadre se réadapte, car le désir individuel exprimé qui sortait du contrat social ne semble pas atteindre les limites d’autres personnes dans le groupe.

  Première possibilité :
Une enfant ne parvient pas à ne pas dire de gros mots. Le groupe avait une règle qui les interdisait, mais puisque cela n’atteint personne dans ses limites, dire des gros mots n’est désormais plus sanctionné et la règle est retirée.

Une deuxième possibilité est que le cadre ne peut pas se réadapter, car le désir individuel exprimé atteint d’autres personnes dans leurs limites défensives. La sanction aura pour objectif d’identifier l’essence de ce désir et de le rendre possible à l’intérieur du cadre, en permettant à la personne de comprendre en quoi son désir initial était offensif pour d’autres.

  Deuxième possibilité :
Un enfant écrit « Nique ta mère » sur un mur et cette insulte met en tension des membres du groupe. Suite à cela, une discussion mène à l’adoption d’une consigne qui consiste à essayer de diminuer le nombre de gros mots, car le collectif distingue un gros mot dit de manière spontanée d’un gros mot planifié et dont l’intention est offensive.

Une troisième possibilité est que le cadre ne peut pas se réadapter, car l’essence du désir individuel exprimé est nocive et qu’il est nécessaire pour le cadre de protéger les membres du collectif. Une sanction protectrice est alors mise en place, et si l’individu refuse malgré tout d’abandonner son désir individuel, il pourra l’assouvir dans des espaces hors du cadre, mais il ne bénéficiera plus des avantages que le cadre lui permettait.

  Troisième possibilité :
Lors d’un jeu, les insultes d’un enfant nuisent à son bon déroulement. L’enfant doit alors se décider entre son désir de participer à l’activité et son désir de dire des insultes. Dans un cas, l’enfant pourra continuer de jouer (schéma précédent), et dans l’autre cas, l’enfant pourra continuer d’être grossier, mais sera mis à l’écart du jeu.